Après la condamnation cette semaine à de lourdes peines de prison de deux opposants historiques en Russie, quelles voix critiques existent encore dans le pays, confronté depuis le début de la guerre en Ukraine à une répression d’ampleur inégalée depuis des décennies ?
Les deux hommes rejoignent ainsi derrière les barreaux Alexeï Navalny et les 527 personnes incarcérées depuis février 2022, selon l’ONG OVD-Info, pour s’être opposées à la guerre.
Autre perte d’importance, le centre Sakharov, haut lieu de la vie intellectuelle moscovite, doit fermer ses portes d’ici à la fin du mois d’avril et remballer sa célèbre exposition sur les crimes de l’Union soviétique. Classé « agent de l’étranger » par les autorités russes, ce lieu de débats et d’expositions va ainsi quitter le manoir historique, au cœur de Moscou, qu’il occupait depuis 27 ans.
Pour parfaire ce triste tableau, le chambre basse du Parlement russe, la Douma, a adopté mardi une série d’amendements durcissant encore les peines encourues par quiconque oserait critiquer le pouvoir, en instaurant notamment la perpétuité pour « haute trahison ».
Un nouveau délit, à destination de ceux qui « aident à mettre en œuvre les décisions d’organisations internationales » non reconnues par la Russie, et passible de cinq ans de prison, a également été créé.
Déjà laminée, l’opposition russe a ainsi pratiquement disparu, qu’elle ait été emprisonnée ou contrainte à l’exil. Mais s’il n’existe « presque plus de possibilité de s’exprimer de façon critique » en Russie, où la répression a atteint une ampleur « inégalée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », observe la professeure des Universités Cécile Vaissié, quelques voix subsistent, dont la seule présence en Russie revêt un « fort poids symbolique ».
Des opposants emprisonnés mais à la forte parole médiatique
Tout comme Alexeï Navalny, qui s’exprime depuis sa prison sur les réseaux sociaux dans des messages transmis par ses avocats, Illia Iachine et Vladimir Kara-Mourza parleront sans doute depuis leurs cellules. Une parole limitée mais « éthique », une « façon de montrer l’exemple », selon Cécile Vaissié, à l’instar des déclarations qu’ils ont faites lors de leurs procès.
Condamné en appel à huit ans et demi de prison en appel pour diffusion de « fausses informations » sur l’armée russe, mercredi 19 avril, Illia Iachine a ainsi affirmé lors de son procès, selon le site indépendant en exil Meduza : « Poutine est un criminel de guerre, et il n’est pas impossible que je lui laisse ma place en prison. » Emprisonné depuis juin 2022, ce militant de 39 ans, actif depuis les années 2000, s’exprime régulièrement sur sa chaine Telegram malgré son incarcération. Il avait été élu dans un quartier du nord de Moscou en 2017.
Vladimir Kara-Mourza, 41 ans, a lui déclaré, après sa condamnation lundi à 25 ans de prison : « Je sais aussi qu’un jour viendra où les ténèbres qui recouvrent notre pays se dissiperont (…) quand ceux qui ont instigué et déclenché cette guerre (en Ukraine) seront qualifiés de criminels, et non ceux qui ont essayé de l’arrêter ».
Oleg Orlov et Ian Ratchinski, figures de la société civile et anciens dirigeants de Mémorial
La condamnation de Vladimir Kara-Mourza, la plus lourde à l’encontre d’un prisonnier politique depuis des décennies, a été dénoncée par son avocate, Maria Eismont, défenseure historique des opposants politiques russes. Elle a été rejointe par Ian Ratchinski, l’un des dirigeants de l’ONG Mémorial, dissoute par le pouvoir fin 2021 et colauréate du prix Nobel de la Paix.
Cette importante figure de la société civile a ainsi qualifié la peine de « monstrueuse » et ajouté qu’elle « marquait la différence entre la Russie d’aujourd’hui et les pays civilisés ». Avec son collègue Oleg Orlov, Ian Ratchinski est l’un des rares activistes à être toujours présents dans le pays. Véritables « héros russes », selon Cécile Vaissé, les deux hommes affirment « par leur seule présence au pouvoir qu’ils n’ont pas peur, bien qu’ils puissent être arrêtés à tout moment ».
L’ONG OVD-Info
Fondée en 2011 par le journaliste Grigory Okhotin et le programmeur Daniil Beilinson, OVD-Info lutte contre les arrestations arbitraires et les violences policières en dénombrant les prisonniers politiques arrêtés depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Elle est l’une des rares organisations indépendantes à poursuivre son travail en Russie, malgré son statut d’agent de l’étranger. Une partie de son équipe a fui le pays, mais elle continue de s’appuyer sur des sources locales bien renseignées.
Evgueni Roïzman, opposant libre mais surveillé
Relâché après avoir passé 14 jours de prison en mars dernier pour avoir relayé une vidéo de l’organisation anti-corruption d’Alexeï Navalny, Evgueni Roïzman est, lui, un opposant politique encore en liberté.
Maire de la ville d’Ekaterinbourg (Oural) entre 2013 et 2018, jusqu’à l’annulation de son élection par le Kremlin, cet homme très populaire a néanmoins été placé sous surveillance. Il reste cependant actif sur les réseaux sociaux et continue à agir à travers sa fondation controversée « Ville sans drogue ».
Des artistes et des personnalités du monde de la culture contraints au silence mais toujours présents
Enfin, plusieurs figures du monde de la culture, notoirement opposées à la guerre en Ukraine, ont choisi de rester dans leur pays, afin de témoigner d’une « résistance silencieuse, qui ne provoque pas, mais ne plie pas », explique Cécile Vaissié.
C’est par exemple le cas de la star de rock Youri Shevchuk, leader du groupe DDT. Souvent comparé au groupe « U2 », l’homme est interdit de concert depuis qu’il a condamné publiquement la guerre en Ukraine (lien en russe) en mai 2022. Il avait alors déclaré au public venu l’écouter : « Notre mère-patrie, mes amis, ce n’est pas lécher le cul du président en permanence. La mère-patrie est une pauvre grand-mère qui vend des pommes de terre à la gare ».
Pour Cécile Vaissié, « sa présence dans le pays est un signal envoyé aux Russes opposés à la guerre, qui rappelle qu’il est possible d’aimer son pays en se dissociant du pouvoir. »
La poétesse Elena Sannikova, ancienne dissidente soviétique, a de son côté déclamé un poème très politique lors de la soirée organisée par le Centre Sakharov avant sa fermeture. « Les tyrans combattent la vérité, mais leur puissance n’est rien contre elle. David gagne contre Goliath, la nuit se termine toujours par la pointe du jour », a-t-elle déclamé, tandis que l’opposante Ioulia Galiamina, elle aussi présente, a affirmé « On ne peut pas tuer la communication humaine ».
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