Urgence climatique : et si les médias favorisaient l’inaction du public ?

Face à l’urgence climatique, les médias jouent-ils pleinement leur rôle ? Une équipe de chercheurs de l’université de Lausanne a passé au crible les publications médiatiques traitant du réchauffement climatique en 2020. Conclusion : s’ils alertent sur les périls climatiques, les médias échouent à mobiliser le public en faveur de la planète. France 24 s’est entretenu avec Marie-Élodie Perga, l’une des cinq scientifiques à l’origine de l’étude.

« Notre maison brûle… Et les médias nous laissent regarder ailleurs. » La formule pourrait résumer le bilan de cette étude parue le 14 avril, menée par un groupe de chercheurs de l’université de Lausanne (Unil). Publiée dans la revue scientifique Global Environmental Change, l’enquête a répertorié pas moins de 50 000 publications scientifiques sur le changement climatique en 2020. L’équipe les a ensuite comparées à celles reprises par la presse écrite – dans les journaux ou sur Internet –, essentiellement en Europe et en Amérique du Nord.

L’équipe était composée de cinq professeurs, venus des sciences dites dures et des sciences humaines. Marie-Élodie Perga, docteure en écologie à l’Unil, appartient à la première catégorie. Pour elle, plusieurs caractéristiques du traitement médiatique du dérèglement climatique auraient tendance à favoriser l’inaction du public.

Des menaces trop lointaines
Les médias, explique-t-elle, alertent largement au sujet de catastrophes climatiques à long terme, ou font état de phénomènes géographiquement lointains, comme la fonte des pôles.

Une distance qui se traduirait fatalement en termes émotifs, car « notre cerveau n’est pas conçu pour s’alarmer de menaces lointaines, qu’il s’agisse de l’horizon temporel ou géographique : on peut se sentir désolé pour ce qui adviendra à l’humanité en 2100, ou encore par la disparition des ours polaires, mais cela a peu de chance de nous mobiliser », poursuit Marie-Élodie Perga.

Autre écueil selon l’étude : le caractère « global » des menaces traitées par les médias. « On a du mal à s’accrocher au ‘nous’ collectif », explique la chercheuse. Car la plupart d’entre nous seraient des optimistes voulant croire que les catastrophes n’arrivent qu’aux autres.

Cette perception découle d’un mécanisme de survie mis en place par les humains pour réagir rapidement à des menaces proches et imminentes, détaille la scientifique. « Rappeler l’imminence des périls ici et maintenant », voilà ce qui fait d’abord réagir notre cerveau, abonde-t-elle, dans une allusion à la sécheresse qui menace actuellement les Pyrénées-Orientales.

Le 24 avril, la présidente du Département faisait part de ses inquiétudes à Emmanuel Macron, pointant un risque de « catastrophe humaine » à l’approche de l’été.

Faire des infidélités aux sciences dures
« Soyons clairs », tient à préciser Marie-Élodie Perga : ni les prévisions du Giec à l’horizon 2050, ni les conséquences de la déforestation massive en Amazonie ne devraient être occultées. Toutefois, il y a urgence, selon elle, à diversifier les sujets climatiques abordés.

Les revues scientifiques Nature et Science, dont les publications servent de base à la presse généraliste, appréhendent essentiellement les questions climatiques à l’aune des sciences naturelles, regrette la chercheuse.

Sociologie, psychologie ou encore philosophie doivent, selon elle, s’emparer de la question climatique. Faire des infidélités aux sciences dures permettrait en effet de répondre à une question primordiale, maintes fois posée par ses propres étudiants : « Comment expliquer que nous sachions ce qu’il faut faire pour sauver le climat mais que nous n’y parvenions pas ? »

« Les recherches en psychologie sociale sur lesquelles on s’est appuyés ont un aspect extrêmement éclairant, car elles expliquent comment on peut dépasser ces barrières cognitives qui rendent si difficile de nous atteler au problème écologique tant au niveau individuel que collectif », poursuit Marie-Élodie Perga.

Ne pas cantonner l’urgence climatique à la rubrique « environnement »
Pour elle, l’économie représente une des disciplines qui résistent le plus aux débats climatiques. Depuis la parution de l’étude, la chercheuse a vu se multiplier les demandes d’entretiens. Un journaliste lui confiait ne pas oser évoquer la décroissance de peur d’être taxé de partisan.

« Mais quand je parle de décroissance, il n’est pas question d’idéologie mais de physique. Parce qu’il n’existe aucun modèle scientifique dans lequel on arrive à faire de la croissance continue avec des ressources planétaires limitées », tranche la chercheuse.

D’où une autre recommandation de l’étude née dans les Alpes suisses : transversaux comme la question des ressources financières, les impératifs climatiques ne devraient être cantonnés à une rubrique dédiée. Il s’agit aussi pour Marie-Élodie Perga de toucher l’ensemble du lectorat : consultées par un public déjà averti, les rubriques « planète » ou « environnement » échappent à l’attention d’une grande partie des lecteurs, non éco-sensibilisés.

De la peur à l’action
Dans un monde qui se noie ou s’embrase au gré des saisons, les inquiétudes climatiques ont pourtant envahi une partie de nos sociétés. Selon une étude parue en 2022, dans une dizaine de pays, un jeune sur deux souffre d’éco-anxiété, une peur panique de voir l’humanité s’effondrer face aux périls écologiques.

En France, une personne sur deux se dit par ailleurs habitée par l’infobésité, ce sentiment d’impuissance face à un torrent de mauvaises nouvelles.

Les informations climatiques relayées font et doivent faire peur, estime la professeure. Mais la peur peut être paralysante, et l’éco-anxiété n’aboutit pas forcément à l’action. Beaucoup d’éco-anxieux rencontrés par France 24 ont ainsi préféré se couper de toute information, comme pour s’épargner une charge émotionnelle trop douloureuse.

Ici réside une fonction essentielle des médias, souligne Marie-Élodie Perga : partager avec le public les « solutions tests », où qu’elles soient mises en œuvre. Et rappeler la « puissance de l’action collective ».

Car la peur, conclut la scientifique, « n’est efficace qu’à partir du moment où elle est accompagnée de solutions ».

france24

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