Avec une économie en berne, une jeunesse turque qui semble de moins en moins adhérer au projet national porté par l’AKP et une opposition enfin réunie, les élections s’annoncent serrées pour le président sortant Recep Tayyip Erdogan. D’autant plus qu’à la présidentielle du 14 mai, le soutien des femmes conservatrices, qui furent longtemps un pilier de son électorat, pourrait ne pas lui être totalement acquis.
« Je l’appréciais beaucoup, et j’appréciais également le parti » dit Emine* quand on lui demande pourquoi elle a voté Erdogan pendant 20 ans. Cette femme au foyer habite le district de Basaksehir à Istanbul, l’un des nombreux quartiers transformés par la politique d’urbanisation de l’AKP, parti au pouvoir. En 2002, elle avait 33 ans et le candidat Recep Tayyip Erdogan représentait l’espoir pour les femmes comme elle : des femmes voilées, des femmes conservatrices qui se sentaient marginalisées et même méprisées.
« L’AKP a ouvert de nouveaux champs pour les femmes conservatrices en abolissant l’interdiction du voile », explique Esra Ozcan à France 24. La chercheuse, auteure de « Mainstreaming the Headscarf, Islamist Politics and Women in the Turkish Media » rappelle que désormais, les femmes voilées peuvent être officier de police, juge, professeure d’université ou représentante politique élue alors qu’auparavant toutes ces professions leur étaient interdites à moins qu’elles ne retirent leurs voiles. « Ce groupe sociologique a effectivement connu une extension de ses libertés sous l’AKP », conclut celle qui enseigne aujourd’hui’ à l’université américaine de Tulane, en Louisiane.
Le célèbre éditorialiste turc Murat Yetkin considère même que l’une des raisons qui expliquaient l’extraordinaire popularité de Recep Tayyip Erdogan au début des années 2000, était la tendance autoritaire de la coalition au pouvoir à l’époque et qui s’appuyait, justement, sur une rhétorique ouvertement antimusulmane en ciblant en particulier les femmes voilées. En la dénonçant, le jeune leader charismatique est devenu le champion des femmes conservatrices, qui ont dès lors constitué un socle important de son électorat.
Mais 20 ans plus tard, comme le déclare Ozlem Zengin, vice-présidente du groupe AKP au parlement turc : « Les femmes ont changé ». Et celles qui ont été ses premières alliées pourraient, le 14 mai, jour des élections présidentielle et législatives, se retourner contre lui.
Traditions et violences conjugales
L’abolition de l’interdiction du voile, c’est une mesure que le président répète à l’envi. Il estime avoir fait plus pour les femmes que beaucoup de ses prédécesseurs. Mais cette mesure seule ne suffit plus.
Dans les discours du président, ce qui transparaît le plus quand il parle des femmes, c’est sa vision traditionaliste, où la femme est avant tout considérée comme mère – et si possible de 3 enfants – s’occupant de la famille et des anciens. Un discours qui n’a jamais évolué, alors que le pays s’est fortement modernisé et urbanisé ces dernières années. En Turquie, aujourd’hui, les femmes, même voilées, veulent travailler au même titre que les hommes.
Le retrait de la Turquie de la convention d’Istanbul contre les violences faites aux femmes, en juillet 2021, a confirmé cette tendance réactionnaire. Ces dernières années, le pouvoir a adopté une rhétorique extrêmement rigide en faveur de la défense des valeurs familiales, contre « l’insidieuse propagande LGBT » d’un Occident « dépravé » ou contre la « normalisation de l’homosexualité ».
Et alors que les élections qui viennent s’annoncent comme les plus serrées pour le président Erdogan, le choix de faire entrer dans sa coalition deux partis islamistes qui exigent le retrait d’une loi protégeant les femmes des violences conjugales divise les rangs de l’AKP, ce qui est rare.
Ligne rouge
Ozlem Zengin n’a pas hésité à faire savoir que la loi en question, la 6 284, était une « ligne rouge ». Une sortie qui lui a valu des tombereaux d’insultes et des menaces venant parfois de sa propre famille politique. À bout, la députée a fini par calmer le jeu : « Nous sommes isolés. Je ne veux plus rien dire sur cette loi. Je suis fatiguée. Je suis désolée quand je vois la situation dans laquelle se trouve notre communauté. Je n’ai pas dit que la loi ne pouvait pas être discutée. Je souhaite seulement que nous puissions en discuter dans un environnement plus humain, plus décent et plus islamique ».
Parmi ceux qui ont soutenu la députée, la fondation Kadem, pourtant affiliée à l’AKP et dont l’une des filles du président est dirigeante, s’est fendue d’un tweet pour condamner « une campagne insultante et misogyne » et rappeler que « la moitié des électeurs qui iront aux urnes sont des femmes ».
Signe que la société turque évolue sur ces questions, un épisode de « Kizilcik Serbeti » (Sorbet à la canneberge), l’une des séries les plus suivies en Turquie, s’est conclu, le mois dernier, par le meurtre d’une femme voilée par son mari. Saisie, l’autorité de régulation des médias (RTÜK) a considéré que la scène « encourageait les violences conjugales » et condamné les producteurs à une lourde amende, interdisant aussi la diffusion du programme pendant 5 semaines. Le 14 avril, de nombreux spectateurs se sont ainsi étonnés de découvrir, à la place de leur sitcom, un documentaire sur l’islamophobie qui mettait notamment en valeur le président Erdogan.
Vingt-trois femmes tuées par des hommes en mars
Selon la plate-forme « Nous stopperons les féminicides », en mars 2023, 23 femmes ont été tuées par des hommes et 19 ont été retrouvées mortes de façon suspecte. L’organisation est elle-même dans le viseur de la justice turque et menacée d’interdiction pour « des activités contraires à la loi et à l’éthique ». La dernière audience a eu lieu au début du mois d’avril et le procès a été ajourné au 13 septembre prochain.
Bien sûr, comme tout groupe social, les femmes conservatrices ne forment pas un ensemble homogène, mais la chercheuse Esra Ozcan en est convaincue : « L’AKP a perdu des parties de ce groupe. Les jeunes femmes conservatrices en particulier veulent voir l’AKP partir. Elles craignent que ces élections soient les dernières. Elles ont été très déçues de la transformation du parti, d’ancienne victime en un nouvel oppresseur. Ces femmes s’identifient comme musulmanes et ne veulent pas voir les musulmans comme des oppresseurs. »
Quand on demande à Emine*, du district de Basaksehir, pourquoi elle ne votera pas Erdogan le 14 mai, elle répond simplement : « Parce que je me suis mise à penser avec ma tête ». Pour autant, la quinquagénaire ne votera pas pour l’opposition. Mais pour la première fois de sa vie, elle s’abstiendra.
france24