« Cette guerre a commencé très, très tôt, depuis 1989, quand les islamistes sont arrivés au pouvoir avec Omar el-Béchir », explique Manal Abdin aux abords du bus qui lui a servi de toit durant quatre jours et quatre nuits. Cette professeure de nutrition au sein de la prestigieuse université pour femmes Ahfad fait partie des milliers de Soudanais bloqués, en ce 24 avril, au poste-frontière d’Argeen. Tous attendent, dans des conditions sanitaires déplorables, sans latrines ni eau potable, de se mettre à l’abri du côté égyptien.
Cet exil vers l’Égypte mais aussi le Tchad, le Soudan du Sud et l’Éthiopie, ainsi que dans les régions épargnées par les combats, fait suite au déclenchement, le 15 avril, d’un conflit armé entre le général Abdel Fattah al-Burhane, à la tête des Forces armées soudanaises, et le général Mohamed Hamdan Dagalo, alias « Hemeti », le patron de la milice paramilitaire des Forces de soutien rapide (RSF). Les racines de cette guerre remontent effectivement a minima au coup d’État d’Omar el-Béchir.
Des libertés réduites à néant
S’ensuivent trente années de dictature militaro-islamiste. Les libertés et les droits humains frôlent le néant. En 1996, la loi sur l’ordre public resserre l’étau sur les citoyens, en particulier les femmes. Ce texte s’appuie sur « des articles peu contraignants contenant des expressions telles que ?vêtements indécents? pour donner [aux] agents la possibilité de décider et de statuer sur ce qui est décent et indécent. Votre sécurité et votre liberté dépendaient de l’opinion et des préférences personnelles des agents de l’ordre public et des hommes qui traînaient dans la rue, armés d’une vendetta misogyne », résume la journaliste et militante féministe Reem Abbas dans un article publié en 2021 par le Christian Michelsen Institute.
Les Soudanaises s’exposent à des coups de fouet pour le port d’un pantalon ou des chevilles négligemment laissées apparentes. Malgré l’abolition de cette législation en 2019, sept mois après l’éviction de Béchir, le Code pénal demeure, à ce jour, basé sur la charia. De manière générale, les décisions prises sous l’ancien régime se reflètent directement sur l’actuel conflit, qui a déjà fait au moins 528 morts et 4 620 blessés. Les RSF de Hemeti sont en effet nées sous la patte du dictateur kleptocrate. Au début des années 2000, ce dernier arme les Janjawids, des miliciens du Darfour appartenant aux peuples dits arabes, pour lutter contre les rebelles dits africains qui s’élèvent contre la confiscation du pouvoir politique et des ressources économiques par les élites du Nord ? elles aussi décrites comme arabes.
Des miliciens pour protéger Béchir
Ces Darfouris sont réputés pour leurs méthodes cruelles qui comprennent meurtres, viols et incendies de villages entiers. Des exactions qui se poursuivent à l’heure actuelle, comme en témoignent les attaques perpétrées la semaine du 24 avril à el-Geneina, la capitale du Darfour-Occidental. Le marché central a été pillé et partiellement brûlé, les hôpitaux ont été détruits, tandis qu’un bilan provisoire recense 180 victimes, en majorité des populations déplacées par de précédents conflits.
En 2013, Béchir sent la menace se rapprocher. « L’année passée, il a déjoué une tentative de putsch menée par des membres de son propre parti, le Parti du congrès national. Parmi les traîtres, l’ex-directeur des services de renseignements Salah Gosh. Il a besoin de Hemeti pour se protéger d’eux », souligne le professeur de sciences politiques Bashir Elshariff. Le dictateur rassemble alors les Janjawids en Forces de soutien rapide, qu’il confie à cet ancien chamelier darfouri. En plus du Darfour, ces miliciens combattent les rebelles des monts Nouba et du Nil bleu. L’accord de paix paraphé le 3 octobre 2020 n’est pas parvenu à instaurer la paix dans ces zones.
Depuis dix ans, la puissance des troupes de Hemeti n’a cessé de croître jusqu’à se rapprocher de celle de l’armée régulière, à la seule différence que les RSF ne possèdent pas de forces aériennes. « L’armée a été détournée de ses fonctions par des islamistes qui se sont servis des RSF pour combattre, résume al-Baqir al-Afif, le fondateur du centre de réflexion Kace sur les conflits et les droits humains. Les généraux leur procuraient des renseignements et un soutien technique, mais les combats au sol ont systématiquement été menés par les RSF. Les officiers de l’armée ne sont que des politiques corrompus. »
Un empire économique et un réseau international
Dès lors, Hemeti commence à tisser un empire économique via son entreprise Al-Junaid, très active dans les extractions aurifères. Il développe, en parallèle, des relations internationales, avec l’Union européenne qui le paie à partir de 2014 pour enrayer les flux migratoires ? le pays des deux Nil constituant une plaque tournante du trafic humain où transitent de nombreux déplacés érythréens, éthiopiens, somaliens, sud-soudanais? Ce seigneur de guerre envoie par ailleurs des milliers de jeunes hommes se battre au Yémen pour les Émirats arabes unis. Dubai devient ainsi le principal allié de Hemeti, qui facilite à la pétromonarchie l’accès aux mines d’or, aux terres et aux ports qu’elle convoite. Il entretient aussi des liens étroits avec les mercenaires du groupe privé russe Wagner. Moscou bénéficie largement de l’or soudanais et a obtenu, en février, des garanties pour transférer quatre sous-marins à propulsion nucléaire à Port-Soudan.
D’un point de vue politique, Hemeti a réussi à s’imposer comme le numéro deux du Conseil de souveraineté établi en août 2019, au lendemain de la révolution ayant chassé Béchir et moins de trois mois après le massacre du 3 juin auquel ses troupes et celles de Burhane ont vraisemblablement participé. Quatre ans plus tard, les témoins sont toujours traumatisés par les meurtres ? 127 corps ont été retrouvés mais des dizaines restent disparus ? et viols collectifs commis ce jour. L’enquête menée par l’avocat Nabil Adib n’a jamais abouti.
Si le leader des RSF ne dissimule plus ses ambitions présidentielles, de nombreux observateurs confèrent les mêmes velléités à Burhane. Le chef de l’armée et du Conseil de souveraineté préside, lui, le Military Industry Corp, « un mastodonte incontournable de l’économie soudanaise », d’après une enquête publiée par Africa Intelligence le 25 juillet 2022. En 2021, Hemeti et Burhane se sentent menacés par le comité chargé de démanteler l’ancien régime, qui évince des centaines de fonctionnaires accusés de corruption. Ils doivent surtout céder prochainement les rênes du Conseil de souveraineté aux civils, selon le document constitutionnel d’août 2019. Le duo s’empare finalement du pouvoir le 25 octobre 2021.
L’intégration, un danger annoncé
Une man?uvre que Hemeti finira par qualifier d’« erreur ». Plutôt que de « rectifier le cours de la transition », pour citer Burhane le jour du putsch, cette décision a jeté le pays dans l’impasse. Les prodémocratie, emmenés par les comités de résistance de quartier, n’ont cessé de protester, bloquant parfois Khartoum plusieurs jours par semaine. De leur côté, les puissances occidentales et autres instances internationales ont fortement réduit leurs aides financières.
Le Soudan sombre chaque jour un peu plus. Les employés de l’État reçoivent rarement leur salaire à temps. De nombreuses familles ne mangent plus à leur faim. La junte n’est jamais parvenue à nommer un Premier ministre depuis la démission d’Abdallah Hamdok, le 2 janvier, au terme d’un retour éclair de six semaines. Finalement, sous la pression de la communauté internationale, les deux généraux acceptent de signer un accord préliminaire, le 5 décembre 2022, pour tourner la page de ce coup d’État raté. Or les parrains de l’accord, dont les États-Unis et l’ONU, exigent une feuille de route pour intégrer les RSF dans les troupes nationales. Et obtenir, enfin, une armée unique.
« L’intégration a toujours été le mot le plus dangereux dans la politique soudanaise. En 2011, la guerre des monts Nouba et du Nil bleu a précisément commencé avec ce terme », rappelle une chercheuse spécialiste de la militarisation, qui tient, par conséquent, la communauté internationale pour responsable du chaos dans lequel Khartoum a plongé mi-avril. De retour à la frontière égyptienne, Anne Belal, une professeure d’architecture qui voyage avec sa mère âgée, extirpée des soins intensifs dans un hôpital pris d’assaut par les combattants, conclut : « Après la révolution, nous avions des rêves. Maintenant, le vent a tout emporté. »
lepoint