C’est un maître des transformations et des métamorphoses. Doté d’une identité multiple, Jojo Gronostay crée des œuvres hybrides. « Circulation(s) », le festival de la jeune photographie européenne au Centquatre, à Paris, l’a désigné artiste du Mois européen de la photographie 2023. Né en Allemagne d’un père ghanéen, formé à Vienne et à Paris, il montre « Brutalism », une série étrange qui transcende l’art, l’âme et l’architecture et questionne les échanges déséquilibrés entre l’Afrique et l’Occident.
RFI : À première vue, vos images ressemblent à des champignons ou à des nageoires de baleine. Qu’est-ce qui se cache derrière ces photographies grand format ?
Jojo Gronostay : Ce sont des talons hauts que j’ai trouvés sur un grand marché à Accra, au Ghana. Il me semblait particulièrement intéressant que ces talons hauts y soient aussi vendus séparément. Et une fois que cette valeur utilitaire a disparu, ils ont déjà une qualité sculpturale en soi. Je les ai photographiés avec un appareil à très haute résolution et je les ai gonflés à une très grande taille, car cela m’a rappelé l’architecture, surtout l’architecture brutaliste.
Pourquoi le mouvement architectural nommé « brutalisme » a-t-il été le point de départ de cette série ?
Pour de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, le brutalisme a été très important pour la création d’une identité propre de ces pays après l’indépendance. C’était un moyen important pour créer une identité propre, mais aussi pour montrer que l’on était moderne. Aujourd’hui, ces structures m’intéressent beaucoup.
Quand et où avez-vous vu pour la première fois une architecture brutaliste en Afrique ?
En fait, dès ma première visite, il y a longtemps. J’étais encore adolescent. À l’époque, cela m’avait marqué, parce que c’est une architecture impressionnante. Mais en même temps, je me demandais si on pouvait bien vivre là-dedans [rires].
C’était quand je suis retourné au Ghana avec mon père, parce que mon père vient du Ghana. À ce moment-là, j’ai vu ces structures, j’ai vu surtout l’Independence Square à Accra. C’est une grande place, juste à côté de la mer, avec une structure architecturale ayant plusieurs grandes arches. C’est impressionnant et, un peu, l’emblème d’Accra.
D’une part, vous dites que ce brutalisme est très important pour l’identité de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, mais en même temps, vous avez constaté que ce « brutalisme » ne respecte pas du tout l’identité et la culture de ces pays. Quel est le rapport de votre série avec le colonialisme et l’échange pas très équilibré entre l’Afrique et l’Europe ?
Il faut voir ma série Brutalism dans le contexte d’autres grands travaux que j’ai réalisés et intitulés DWMC, Dead White Men’s Clothes (Vêtements d’hommes blancs morts). Il s’agit d’un projet artistique sous la forme d’une marque de vêtements que j’ai lancée en 2017. À l’époque, je me suis rendu dans un grand marché de seconde main à Accra et j’ai ramené les vêtements de seconde main en Europe, dans un contexte occidental, surtout dans un contexte artistique. Le but était de poser des questions sur la valeur, sur le postcolonialisme, sur les structures de pouvoir.
Entre-temps, c’est devenu un label de vêtements, mais aussi une plateforme où je fais des performances. Ce travail ici et le label abordent des questions similaires. Et bien sûr, j’ai trouvé les objets au même endroit.
Quelle est la question posée par votre œuvre par rapport au colonialisme ?
La question est : qu’est-ce qu’une identité propre ? Quels sont les rapports économiques ? J’aimerais aborder la complexité et la contradiction de ces relations, de cet échange économique, de cet échange de cultures, même si je ne pense pas pouvoir le résoudre avec ça.
L’une de vos vidéos montre un match de football sur une plage du Ghana et pose la question : d’où viennent les tricots de football ? En même temps, vous voulez aussi inverser le processus. Vous achetez des vêtements de seconde main au Kantamanto Market d’Accra, l’un des plus grands points de collecte de vêtements usagés au monde venant d’Occident, et vous les revendez ensuite en Europe. Avez-vous du succès avec cette démarche ?
Oui, cela fonctionne. Pour l’instant, le projet fonctionne mieux dans le monde de l’art que dans celui de la mode. Peut-être tout le projet fonctionne comme un miroir. En même temps, ce n’est pas une blague, c’est sérieux.
Combien de vêtements avez-vous vendus jusqu’à présent ?
Moi, je ne vends que sur ma propre boutique en ligne. Ensuite, il y a un magasin au Japon qui vend ces vêtements. Là-bas, les vêtements ont une autre valeur et il y a une différence moins grande entre le grand Art et les arts appliqués.
Je suis né en 1988, à Hambourg, j’ai grandi à Berlin et j’ai étudié l’art à [l’Académie des beaux-arts de] Vienne [et aux beaux-arts de Paris]. J’ai grandi de façon très « allemande ». Et tout ce projet, tout mon travail – même si j’essaie de ne pas le mettre en avant – est aussi une enquête sur ma propre identité. Je pose de nombreuses questions d’identité. Au final, il s’agit aussi beaucoup de ma propre identité.
Votre identité multiple – né en Allemagne, père du Ghana, formation en Autriche et en France – comment influence-t-elle votre travail artistique ?
Je m’intéresse beaucoup aux hybrides. La plupart de mes travaux peuvent être lus de plusieurs manières. En ce qui concerne ce travail photographique, par exemple, c’est aussi un travail sculptural. Et mon label est une marque de mode, mais aussi un projet artistique. Ce qui m’intéresse, c’est quand les choses peuvent être lues de plusieurs façons et l’identité de ces choses n’est pas si facile à déterminer.
rfi