Depuis les séismes du 6 février, Pazarcik, cité majoritairement kurde et alévie de la province de Kahramanmaras, s’est vidée d’une partie de sa population. Pour ceux qui restent, la présidentielle du 14 mai semble incongrue.
lls vivent dans la poussière, entourés par les carcasses d’immeubles promis à une démolition prochaine. La ville de Pazarcik, épicentre des séismes du 6 février dans la province de Kahramanmaras, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Seuls quelques bâtiments ont été détruits et les gravats débarrassés pour laisser place à des terrains vagues, parfois mal dégrossis.
« Il n’y a plus personne dans les rues, regrette Mustafa Kayki, élu local du Parti du mouvement nationaliste (MHP, extrême droite). Environ 20 000 personnes ont quitté Pazarcik depuis ce terrible drame. Ma jolie ville est devenue un enfer… Tout est noir », dit-il, submergé par l’émotion.
La ville comptait auparavant environ 70 000 habitants, principalement des Kurdes et des alévis, une minorité religieuse qui professe un islam hétérodoxe, dont est d’ailleurs issu Kemal Kiliçdaroglu, candidat du Parti républicain du peuple (CHP) et principal opposant au président Recep Tayyip Erdogan à la présidentielle.
Au détour d’une rue nimbée de soleil, deux hommes s’affairent au rez-de-chaussée d’un immeuble. Devant l’entrée, un gros tas de ciment. Le local va bientôt accueillir un nouveau commerce. La présidentielle ? « Il n’y a rien à dire. Vous voyez bien, il suffit de regarder autour de vous. »
Les deux ouvriers, qui préfèrent rester anonymes, ne sont pas très affables. Amers, ils racontent que les travaux sont financés par la diaspora qui a quitté le pays pour l’Europe dans les années 1990. « La vie a repris depuis le séisme mais on ne sait pas combien de temps cela va durer. Ceux qui avaient de l’argent sont partis depuis longtemps. »
Lorsqu’on évoque l’échéance électorale, les visages se ferment. Les personnes interrogées expliquent avoir « peur de parler et d’être arrêtées ». Omerta.
Pas question de critiquer ouvertement le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) au pouvoir depuis 20 ans. Encore moins sa figure tutélaire, Recep Tayyip Erdogan.
« Ce n’est pas le bon moment pour organiser une élection, regrette Mustafa Kayki, l’air grave. Les gens ne pensent pas à ça. Ils se battent pour survivre. Que vais-je manger ? Où vais-je vivre ? Ces questions sont leurs seules préoccupations. »
« Je pense que je n’irai pas voter »
Âdem Kütük ne dit pas autre chose. Ce menuisier de 49 ans vit à Pazarcik depuis 24 ans. « Avec tout ce que l’on vient de traverser, j’aimerais qu’il n’y ait pas d’élection. Pour quoi faire ? Seuls ceux qui vivent ici, dans ces ruines, peuvent comprendre. Je pense que je n’irai pas voter », explique-t-il, assis devant un verre brûlant de « çay » (le thé turc), tout en précisant qu’il ne veut pas parler de « politique ».
Dans son petit atelier, l’homme croule sous la tâche. « J’aurais aimé qu’il n’y ait pas de séisme.
Je n’aurais pas autant de travail aujourd’hui. Nous en avons beaucoup, beaucoup trop. Partout, nous allons réparer les cuisines en bois, les placards… Tout ce que l’on peut remettre en état. »
Dès les premières heures qui ont suivi le tremblement de terre, l’artisan et ses collègues se sont mis en ordre de bataille pour venir en aide aux sinistrés.
« Nous sommes allés à Iskenderun, dans la province de Hatay, pour acheter des panneaux de particules afin de réparer les maisons », raconte Âdem Kütük, aujourd’hui installé dans une cabane de trois pièces qu’il a construite pour sa femme et ses deux enfants.
« Le séisme a tout changé »
Funda Özdilli, elle, n’a pas cette chance. Comme deux millions de personnes sinistrées dans le pays, cette femme au foyer de 36 ans vit sous une tente avec sa fille de 15 ans et son mari. « Je ne peux pas vous raconter ce que nous vivons. Le raconter et le vivre sont deux choses différentes, dit-elle doucement en terminant sa vaisselle sous une bâche tendue devant l’entrée de son abri de fortune. J’ai frappé à de nombreuses portes pour demander de l’aide mais elles sont restées fermées. J’ai dit que nous étions à la rue, que nous avions besoin d’une tente. J’ai finalement reçu celle-ci. »
L’aide économique de 10 000 livres [465 euros], promise par le chef de l’État dès le 9 février lors d’un déplacement à Gaziantep, la Kurde n’en a pas vu la couleur. « Certains obtiennent 10 000 ou 15 000 livres [d’aide spécifique à la réinstallation, NDLR]. Moi, je n’ai rien reçu. Je ne sais pas pourquoi. »
Les mains plongées dans une bassine d’eau, elle raconte la chaleur étouffante, l’absence de sanitaires, l’impossibilité de prendre une douche, la frayeur lorsqu’un serpent s’est invité sous la tente… « Je ne demande pas d’argent. Je veux juste un toit au-dessus de ma tête. Est-ce trop demander ? »
Une maison. C’est tout ce dont Funda Özdilli rêve. « Si je trouvais une maison à 1 000 livres [47 euros], je ferais tout ce que je peux pour la payer. Mais comment puis-je payer 3 000 livres de loyer chaque mois [environ 140 euros, le salaire moyen étant de 442 euros, NDLR] ? Mon mari est seul à travailler. Nous ne sommes pas riches. »
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