L’économiste français Gabriel Zucman est le nouveau lauréat de la prestigieuse médaille John Bates Clark, attribuée par l’association américaine d’économie, pour ses travaux consacrés à l’évasion fiscale et la montée des inégalités dans le monde. Dans cet entretien exclusif, il juge les avancées récentes dans ces domaines et propose plusieurs idées pour davantage de justice sociale.
RFI : Cette médaille John Bates Clark, que représente-t-elle pour vous ?
Gabriel Zucman: C’est un grand honneur de recevoir cette médaille. Mais la recherche en économie, comme toutes les autres disciplines, est un travail collectif. Donc je suis très reconnaissant pour tous les coauteurs, les collègues, les personnes qui m’ont accompagné depuis 15 ans, depuis que j’ai commencé à faire mes études d’économie. J’espère que cela va encourager encore plus d’économistes à travailler sur les questions d’inégalités, d’optimisation et d’évasion fiscale que j’ai essayé de défricher dans mes travaux. Nous sommes vraiment au tout début de la recherche sur ces sujets, il y a plein de choses encore à découvrir, à mieux comprendre. J’espère que cela va créer des vocations.
Vous vous définissez comme un plombier de la justice sociale…
J’aime bien cette métaphore que j’emprunte en réalité à Esther Duflo. Je trouve que ça s’applique particulièrement bien à mon domaine. Dans le système fiscal, il y a des fuites, de l’optimisation, de l’évasion fiscale et c’est là où les économistes peuvent se montrer utiles, pour aider à montrer comment des réformes peuvent se concrétiser.
Comment ?
Il y a une demande démocratique de la part du grand public et des décideurs publics du monde entier pour trouver des solutions aux problèmes que j’ai documenté, d’évasion fiscale des grandes fortunes et d’optimisation fiscale des sociétés multinationales. De fait, il y a des progrès importants qui ont été réalisés en la matière depuis dix ou quinze ans. Quand j’ai commencé à travailler sur ces questions-là au moment de la crise financière de 2008, il n’y avait aucun échange d’informations bancaires entre les paradis fiscaux et les autorités fiscales étrangères. Depuis 2017-2018, les établissements financiers de quasiment tous les paradis fiscaux sont tenus d’envoyer des informations de façon automatique chaque année sur les comptes de leurs clients non-résidents, le montant de leurs fortunes, les revenus qu’ils touchent sur leur compte offshore.
Qu’est-ce que ça change ?
C’est une rupture très importante par rapport au secret bancaire qui prévalait avant, même si ça n’a pas résolu tout le problème, loin s’en faut. Il reste encore une opacité financière considérable avec la prolifération des sociétés écrans, des trusts, des mécanismes de dissimulation de patrimoine. Il y a besoin d’aller au-delà de ce qui existe aujourd’hui. Une idée que je défends depuis assez longtemps, c’est de créer un cadastre financier de la même façon que presque tous les pays ont des cadastres immobiliers, mais cette fois pour recenser la détention d’actifs financiers. L’évasion fiscale, ce n’est pas une loi de la nature comme l’existence des étoiles dans le ciel. Lutter contre, c’est un choix de politique publique.
La montée en puissance des cryptomonnaies, qui échappent aux banques traditionnelles, est-ce un motif d’inquiétude ?
Tout dépend de ce que l’on fait en matière de régulation financière et fiscale. Il n’y a rien d’inhérent à la technologie crypto qui devrait faciliter, en principe, l’évasion fiscale. Tous les détenteurs de cryptomonnaies sont enregistrés dans la blockchain. Aujourd’hui, on tolère qu’ils détiennent ces actifs dans un anonymat complet ou presque. Mais comme tout est enregistré, on pourrait aussi imposer des normes de transparence, forcer les intermédiaires de l’industrie crypto à divulguer l’identité des bénéficiaires dont ils assurent la gestion. C’est un choix qui nous appartient collectivement.
Et la montée en puissance de Dubaï comme place financière ?
Il n’y a pas vraiment de raison de traiter certains pays différemment que d’autres territoires. Il faut une approche globale complète qui cherche à établir de la transparence sur tous les types d’actifs. Par exemple, il y a un certain nombre de grandes fortunes du monde entier qui ont de l’immobilier à Dubaï, souvent non déclaré, ce qui parfois peut faire partie d’un processus de recel de blanchiment. Pour autant, c’est au monde entier de fixer des normes sans cibler un territoire plutôt qu’un autre. Une approche sous forme de liste ne me semble pas particulièrement pertinente. Il faut avoir des règles qui s’appliquent à tous, à tous les pays et à tous les contribuables de la même façon.
Les pratiques des grandes banques ont-elles réellement changé ? Crédit Suisse vient d’être accusée de complicité d’évasion fiscale dans un rapport du Sénat américain.
Effectivement, c’est la limite principale des nouvelles formes de coopération internationale qui ont vu le jour ces dernières années et de l’échange automatique d’informations bancaires en particulier. Elles reposent sur la bonne volonté et l’honnêteté des banquiers offshore. Concrètement, on leur dit : « s’il vous plaît, communiquez-nous toutes les informations sur vos clients ! ». La majorité des banquiers sont honnêtes et respectent les réglementations internationales. Mais il y en a aussi une partie qui depuis des décennies ont aidé leurs clients à dissimuler leurs fortunes en transportant des diamants dans des tubes de dentifrice ou en déguisant des relevés de comptes dans des magazines sportifs. Ils étaient quand même prêts à aller assez loin dans le fait d’apporter une aide active à l’évasion fiscale.
S’en remettre à 100% à la bonne volonté de ces gens-là pour bien mettre en œuvre l’esprit de la réglementation internationale est un peu naïf et sans doute un peu limité. C’est pour cela qu’il faut des formes de vérification qui aillent au-delà et indépendantes de l’information fournie par ces acteurs.
Au-delà du contrôle et de la transparence, l’autre grand levier fiscal au niveau mondial est l’impôt minimum sur les bénéfices des multinationales entériné par plus de 140 pays et territoires de l’OCDE.
C’est un vrai progrès dans la régulation de la mondialisation. C’est la première fois qu’il y a un accord international qui vient poser une limite au niveau des taux d’imposition, qui dit que pour certaines formes de revenus, en l’occurrence les bénéfices des multinationales, les taux effectifs ne doivent pas pouvoir tomber en dessous de 15%. Néanmoins, c’est très insuffisant. En France par exemple, toutes les catégories sociales payent peu ou prou 50% de leurs revenus en impôts. Les acteurs économiques les plus puissants comme les sociétés multinationales qui ont bénéficié de la mondialisation considèrent eux que 15%, c’est suffisant. C’est difficile à accepter pour la population.
Autre problème, la prise de décision au niveau international prend un temps fou.
Oui, les progrès sont trop lents. Je suis bien d’accord. Le 1er janvier 2024, il va y avoir quand même cette mise en œuvre de l’impôt minimum à 15% au sein de l’Union européenne et dans un certain nombre de pays tiers : au Royaume-Uni, au Japon, au Canada, etc… Il y a un grand pays qui manque encore à l’appel, ce sont les États-Unis. Le Congrès américain, qui est sous majorité républicaine, n’a pas encore ratifié cet accord. Il faut essayer d’accélérer dans les années qui viennent.
Cette politique fiscale plus énergique devient-elle encore plus essentielle en période de crise économique ?
Effectivement, on est dans une période post-coronavirus, post-crise de l’énergie où les dettes publiques ont atteint des niveaux élevés, avec des taux d’intérêt à la hausse. Il y a donc un besoin de consolidation budgétaire et d’aller chercher des recettes fiscales supplémentaires. Simplement, la question c’est où ?
Il me semble que le plus logique est de commencer par aller les chercher auprès des contribuables qui ont des taux effectifs d’imposition particulièrement faibles, soit parce qu’ils arrivent à éviter l’impôt en délocalisant leurs bénéfices dans les paradis fiscaux, comme les sociétés multinationales, soit parce qu’ils bénéficient de niches fiscales ou de certaines limites de l’impôt sur le revenu, comme les très grandes fortunes. S’il y a un effort à faire, il faut commencer par demander à ces acteurs économiques de payer plus et de se rapprocher de la norme qui s’applique pour les autres.
Taxer les plus riches, l’idée est à la mode. Vous avez signé une tribune avec des personnalités européennes en faveur d’un impôt sur la fortune des ultrariches pour participer à la transition écologique et sociale. Et lors du forum économique de Davos, des millionnaires ont demandé eux-mêmes à être davantage imposés. Est-ce un espoir ?
Ce n’est pas vraiment une source d’espoir parce que je ne pense pas que ce soit à des catégories de contribuables de déterminer qu’elles doivent être les taux d’imposition, les leurs ou ceux des autres. Ça doit être le résultat d’une délibération démocratique la plus inclusive possible. Mais cela témoigne d’une prise de conscience croissante des injustices fiscales qui caractérisent nos systèmes économiques contemporains. Et de ce point de vue, c’est une évolution positive.
Autre question centrale dans cette lutte contre les inégalités, particulièrement en cette période d’inflation : les salaires. Aux États-Unis, Bernie Sanders propose un salaire minimum de 17 dollars de l’heure. Est-ce que depuis l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, on vit mieux quand on est pauvre ?
Effectivement, si l”on regarde l’évolution de l’économie américaine sur les dernières années, il y a une petite croissance des salaires pour les bas revenus, ce qui est une rupture avec la situation depuis les années 1980, des décennies de croissance quasi-nulle des bas salaires. Néanmoins, Bernie Sanders a parfaitement raison car ces problèmes structurels lourds des États-Unis ne sont pas réglés. Il n’y a eu même aucun progrès depuis le début de l’administration Biden. Le salaire minimum fédéral aux États-Unis est de 7,25 dollars de l’heure depuis 2008. Et il n’a pas changé d’un dollar depuis 2008. Donc ça fait quand même quinze ans, en dépit de toute l’inflation, que le salaire minimum est bloqué, ce qui est proprement invivable aujourd’hui.
rfi