Le nombre record de films africains présentés au 76e Festival de Cannes a alimenté les discussions sur le renouveau du cinéma sur le continent, porté par une nouvelle génération de réalisatrices. Cette année, le Carrosse d’Or, décerné dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, a été remis au Malien Souleymane Cissé, cinéaste chevronné à qui l’on doit la réinvention du cinéma en tant que forme d’art africaine.
Dans la course à la Palme d’or, le Japonais Hirokazu Kore-eda, gagnant du prestigieux trophée en 2018, a dévoilé « Monster », l’histoire d’un jeune garçon dont le comportement étrange suscite l’inquiétude, tandis que la Française Catherine Corsini a foulé le tapis rouge pour son drame familial « Le Retour », qui a fait l’objet d’une controverse à la suite d’accusations de harcèlement durant le tournage.
Dans les entrailles du gargantuesque Palais des Festivals de Cannes, les distributeurs annonçaient déjà une édition exceptionnelle pour le Marché du Film, principal indicateur de l’état de santé de l’industrie, avec un record de 13 500 délégués déjà inscrits et des sociétés asiatiques qui reviennent en masse après un long hiatus dû au Covid.
Le long de la Croisette bordée de palmiers, des films portugais, malaisiens, britanniques et cap-verdiens ont été projetés, dont « Occupied City » de Steve McQueen. Cette exploration de la prise de contrôle d’Amsterdam par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale est le film le plus long de cette édition, dépassant les quatre heures.
« Nouvelle génération » de cinéastes africains
Cette année, les réalisatrices ont effectué une percée au sein de la compétition officielle avec sept femmes parmi les 21 cinéastes en lice. Souvent absente de la compétition officielle, l’Afrique est représentée cette année par deux de ces réalisatrices, considérées par Thierry Frémaux comme les fers de lance d’une « nouvelle génération » de cinéastes sur le continent.
La Tunisienne Kaouther Ben Hania fera sa première apparition sur le tapis rouge vendredi pour son film « Four Daughters ». Un film à mi-chemin entre fiction et documentaire, qui raconte les efforts d’une mère pour retrouver ses filles attirées par le djihad en Syrie. Le lendemain, la Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy présentera son histoire d’amour torturée « Banel & Adama », seul premier film dans la course à la Palme d’or.
La sélection de ces deux femmes cinéastes laisse présager une excellente édition pour le cinéma africain, quatre ans après le sacre de la réalisatrice franco-algérienne Mati Diop, qui avait remporté un Grand Prix surprise à Cannes pour son premier long métrage, « Atlantique ». Il s’agit également d’une forme de reconnaissance tardive pour un continent qui n’a remporté qu’une seule Palme d’or, en 1975, pour « Chronique des années de braise » du réalisateur algérien Mohammed Lakhdar-Hamina.
La section Un certain regard, consacrée aux talents émergents, présentera quatre autres films africains. Les réalisateurs marocains Asmae El Moudir (« La mère de tous les mensonges ») et Kamal Lazraq (« Les meutes ») s’intéressent à la vie quotidienne et à la pègre de Casablanca, tandis que l’artiste hip-hop congolais Baloji s’attaque à la sorcellerie dans son premier film, « Augure ». Parmi les films les plus attendus figure « Goodbye Julia » de Mohamed Kordofani, une exploration des racines du chaos qui règne actuellement au Soudan.
Le long métrage « Omar la fraise » du réalisateur franco-algérien Elias Belkeddar, avec Reda Kateb dans le rôle d’un gangster exilé qui tente de revenir dans le métier, sera quant à lui diffusé lors d’une projection de minuit.
Les films africains sont également présents dans les sélections parallèles, la Quinzaine des Réalisateurs, la Semaine de la Critique et l’Acid, avec des films du Cameroun (« Mambar Pierrette »), de Tunisie (« Machtat »), de Guinée Bissau (« Nome ») et d’Égypte (« Paradis ») – ces deux derniers contribuant à élargir le spectre au-delà des pays francophones.
https://youtu.be/xU710e6g-tg
L’abondance et la diversité des films proposés sont une source de « fierté et de confiance » pour Aïssatou Diallo Sagna, actrice française d’origine guinéenne qui officie en tant que « marraine » du Pavillon Afrique au 76e Festival de Cannes.
« Je pense que beaucoup de gens ne connaissent pas encore le cinéma africain et sa diversité », a souligné la comédienne qui figure au casting du film de Catherine Corsini, lors d’un cocktail organisé à l’occasion du lancement du pavillon. « Ils pourront découvrir de nouvelles formes de cinéma, de nouvelles facettes du cinéma. »
Hommage à Souleymane Cissé
Outre cette flopée de nouveaux films, la Quinzaine des réalisateurs a réservé cette année une place toute particulière à une légende du cinéma africain, Souleymane Cissé, qui s’est vu décerner mercredi le Carrosse d’Or, un prestigieux prix honorant les réalisateurs qui ont marqué l’histoire.
Son envoutant chef-d’œuvre « Yeelen » (La Lumière) (1987) avait fait du cinéaste malien une coqueluche du cinéma d’art et d’essai occidental.
Œuvre profondément spirituelle enracinée dans les traditions orales de l’Afrique précoloniale, le long-métrage a été salué comme une percée émancipatrice pour le cinéma du continent, une réinvention du film en tant qu’art africain. Il a remporté le prix du jury à Cannes, une première pour le continent.
Autre film majeur du réalisateur, son premier long métrage « Den Muso » (La jeune fille, 1975), gratifié, mercredi à Cannes, d’une projection spéciale en prélude à la cérémonie de remise de son prix.
Cette histoire poignante d’une jeune fille muette de Bamako, rejetée de tous après avoir subi un viol, est un féroce plaidoyer contre les structures patriarcales de domination. Un film choc qui valut à l’époque au réalisateur un séjour en prison et fut interdit dans son pays d’origine.
S’adressant au public après la projection, Souleymane Cissé a expliqué qu’il avait choisi d’ôter la parole à sa protagoniste pour symboliser le fait que dans la société les femmes sont réduites au silence.
« La domination masculine est si profondément enracinée qu’il faudra quelque chose de radical pour vraiment changer les choses – au Mali ou ailleurs dans le monde », a-t-il déclaré. « Qu’il s’agisse de la domination masculine, de la domination blanche ou de la subordination au capitalisme, l’injustice est le véritable scandale. Tous mes films portent en eux une révolte contre l’injustice. »
Dans une interview accordée à France 24 au début de l’année, lors du festival du film Fespaco à Ouagadougou, le réalisateur malien a parlé de son désir de voir le cinéma africain « sortir de la bouteille et voyager loin, dans des endroits où il ne vient jamais à l’esprit des gens de regarder des films de notre continent ».
C’est un thème qu’il a répété à Cannes, tout en saluant le nombre record de films africains dans la programmation ainsi que la présence de réalisatrices africaines.
Souleymane Cissé a déploré un « mépris » persistant et une réticence à distribuer les films africains en Occident. En conséquence, « nous ne sommes pas encore sur un pied d’égalité, ce qui est une erreur, car le cinéma est précisément un moyen d’aller vers les autres ». « Le cinéma peut aider les gens à mieux comprendre notre continent », a-t-il ajouté. « Refuser aux gens l’accès aux films ne fera qu’alimenter les malentendus. »
france24