Les insectes nous ont précédés depuis des millénaires, mais notre connaissance de ce monde, qui représente près de la moitié des êtres vivants, reste infime, car ils sont très difficiles à observer et à comptabiliser avec précision.
Nous allons vivre cette contradiction étonnante : à l’heure où les insectes disparaissent massivement de la surface de la Planète, et avant même que nous ne fassions connaissance, l’élevage de quelques insectes jugés hyper productifs va se développer de façon considérable.
Tout va probablement se passer comme pour les mammifères : presque plus d’animaux sauvages ni de biodiversité, mais une multiplication des animaux domestiques, sur un tout petit nombre d’espèces d’insectes, et dans des usines fermées ! Triste monde à venir ? C’est la fin de cette d’une trilogie, après Les insectes trainent une mauvaise réputation, et Sans les insectes, la vie sur Terre est menacée, voici le dernier volet, sur l’élevage des insectes, bonne ou mauvaise idée ?
Une des manières de limiter (un peu) les dégâts liés à la forte réduction de nombre d’insectes sur terre consisterait à les élever, tout comme on est passé sur terre de la chasse au sanglier et aux alouettes à l’élevage de cochons et de poules, et en mer de la pêche à l’aquaculture. Cette technique est encore balbutiante, mais son développement a maintenant vraiment démarré.
En France, ça ne choque personne de manger des escargots ou des cuisses de grenouilles — ce qui horrifie la plupart des autres habitants de la Planète –, ou des crevettes et des écrevisses, mais l’idée même de manger des sauterelles ou des grillons, et à fortiori des chenilles ou des fourmis nous révulse. Les habitudes alimentaires étant extrêmement tenaces, il faudra probablement plusieurs générations pour que les restaurants proposent couramment des brochettes de sauterelles à la place de brochettes de bœuf.
INSECTES FRITS SUR UN MARCHÉ DE BANGKOK EN THAÏLANDE.
La moitié de l’humanité mange couramment ou occasionnellement des insectes
Contrairement à ce qui se passe en Europe, dans de nombreux pays, on mange des insectes depuis des siècles, en général de façon traditionnellement artisanale, en les attrapant avec des filets à papillons ! On appelle cela l’entomophagie. Là, évidemment, l’activité d’élevage, artisanale ou industrielle va pouvoir se développer en terrain favorable. C’est le cas dans de nombreux pays asiatiques comme la Thaïlande ou la Chine.
On y mange des criquets, des sauterelles, des scarabées, des vers de bambou ou à soie, des grillons, des chenilles, des fourmis, etc. En Amérique, cette consommation est aussi courante dans des pays comme le Mexique ou la Colombie. En Afrique, on en trouve presque partout, au Cameroun, au Nigeria, au Burkina Faso, à Madagascar, etc., où on rajoute souvent les termites. Et les aborigènes d’Australie en mangent eux aussi depuis des milliers d’années.
À l’échelle de l’humanité, on considère que 2 milliards d’humains en consomment de façon régulière et 2 autres de façon occasionnelle. On a recensé jusqu’à 2 000 espèces consommées, allant jusqu’aux abeilles, guêpes, libellules, cigales, mouches, araignées et scorpions ! On estime qu’actuellement, ils représentent jusqu’à 20 % des protéines quotidiennes dans certaines communautés d’Amérique latine et d’Afrique.
AU CAMBODGE, LES MYGALES SE SONT RÉVÉLÉES ÊTRE UNE SOURCE DE PROTÉINES PRISÉE PENDANT LA PÉRIODE DES KHMERS ROUGES, QUI A VU PRÈS DE DEUX MILLIONS DE CAMBODGIENS MOURIR, SOUVENT DE MALNUTRITION DANS DES CAMPS DE TRAVAIL. Les insectes sont très efficaces pour fournir des protéines alimentaires d’excellente qualité
Le rapport de la FAO de 2013 estime ainsi que « les insectes représentent une bonne opportunité d’associer connaissances traditionnelles et science moderne afin d’améliorer la sécurité alimentaire partout dans le monde ».
Il faut se rendre compte que, en matière de protéines animales, la très grande majorité de la population du monde consomme des animaux à sang chaud, en particulier mammifères et oiseaux : vaches, zébus, moutons, chèvres, cochons, poulets, canards, lapins, etc. Malheureusement, ces animaux, qui se nourrissent essentiellement de végétaux, consacrent une bonne partie de leur ration alimentaire pour simplement se chauffer ! Les insectes, qui sont des animaux à sang froid, n’ont pas cet inconvénient.
Au total, il faut de l’ordre de 13 à 15 kilos de végétaux pour produire un kilo de viande de bœuf, 6 kilos pour la viande de porc et 4 kilos pour le blanc de poulet, qui est probablement de ce point de vue un des animaux les plus efficaces. Pour les insectes, le chiffre se situe entre 1,2 et 2 pour un, soit une efficacité au moins 2 fois supérieure à celle du poulet, et 8 fois à celle du bœuf.
De plus, on peut souvent nourrir les insectes avec des déchets ou des sous-produits de l’agriculture. Par exemple, le célèbre ver de farine n’a pas vraiment besoin de manger de la farine complète, il peut très bien se contenter du son. Il est vrai que, si l’on passe à l’élevage massif d’insectes, on n’aura pas assez de son pour les nourrir tous et il faudra y consacrer parfois la farine entière, mais on a encore beaucoup de marge.
Autres exemples, des mouches peuvent être utilisées pour réduire les fumiers de bovins et lisiers de porcs et les transformer plus rapidement en engrais et protéines consommables. D’autres insectes peuvent accélérer la cicatrisation des plaies.
Cette différence considérable de productivité, au bénéfice de l’élevage d’insectes, se mesure aussi sur tous les facteurs de production de leur nourriture. Qui dit moins de nourriture, dit aussi moins de surface au sol, moins d’eau, moins d’engrais, moins de pesticides, moins d’énergie, etc.
Par exemple, il faut se souvenir que, pour faire pousser un kilo de céréales, il faut disposer d’environ une tonne d’eau. Produire des protéines animales avec 2, 4 ou 8 fois moins de céréales permet d’économiser considérablement l’eau. Or l’approvisionnement de ce liquide vital devient un facteur extrêmement crucial avec le réchauffement climatique, ce qui provoque la montée de conflits de plus en plus importants autour de la quantité d’eau qui est prélevée pour l’agriculture. J’ai largement traité ce point dans ma série « De l’eau pour manger s’il vous plait ».
La société Ÿnsect estime ainsi que son ingrédient protéiné à base de larves de scarabées (dites « vers de farine ») requiert 30 fois moins de terre et émet 40 fois moins de gaz à effet de serre qu’un élevage de bœuf, et utilise 40 fois moins d’eau qu’un élevage de porc…
En matière de bâtiment d’élevage, le gain est considérable. Même sur les grandes concentrations de mammifères, dites par leurs détracteurs « élevages industriels », qui sont une véritable folie. On se souvient par exemple de cette porcherie de 650 000 porcs sur 26 étages inaugurée récemment en pleine ville chinoise, ou de l’explosion de méthane qui a entièrement détruit la ferme de 18 000 bovins aux États-Unis !
En matière d’élevage d’insectes, la concentration est de règle, pour les larves, on n’a même pas besoin d’éclairage, et même les défenseurs des animaux n’y voient pas de « maltraitance animale ».
Rappelons que, d’ici à 2050, il faudra encore augmenter de 70 % la production de nourriture dans le monde, sans pouvoir augmenter beaucoup les surfaces qui y sont consacrées et avec des problèmes d’approvisionnement en eau de plus en plus aigus. La FAO a bien raison de penser que l’élevage d’insectes risque d’être un outil indispensable pour y arriver : « Une des nombreuses façons de répondre aux problèmes de la sécurité alimentaire humaine et animale est d’envisager l’élevage d’insectes.
Les insectes sont partout et ils se reproduisent rapidement. Ils présentent, en outre, des taux de croissance et de conversion alimentaire élevés et ont un faible impact sur l’environnement pendant tout leur cycle de vie. Ils sont nutritifs, avec une teneur élevée en protéines, matières grasses et minéraux. Ils peuvent être élevés à partir des déchets organiques comme, par exemple, les déchets alimentaires. »
De plus, et il apparaît maintenant clairement que la chair des insectes est excellente pour la santé, car elle est très riche en protéines en acides gras (comparables à ceux des poissons) vitamines, minéraux et oligo-éléments. Par exemple, les chercheurs de l’université de Maastricht ont récemment estimé que les protéines de scarabées sont aussi bénéfiques que les protéines de lait.
Toutes deux ont les mêmes performances en matière de digestion, de nutrition, d’absorption et de capacité à stimuler la production musculaire. Elles contiennent les neuf acides aminés essentiels, sont digérées efficacement par le corps humain et contribuent à réduire jusqu’à 60 % le cholestérol (« The American Journal of Clinical Nutrition », mai 2021). Des chercheurs français sont eux aussi arrivés aux mêmes conclusions.
De plus, à aujourd’hui, on n’a référencé aucun cas de transmissions de maladies ni de parasites aux humains via la consommation d’insectes. Ils provoquent néanmoins chez certains des allergies similaires à celles des crustacés, donc il faut les mêmes précautions d’usage vis-à-vis de cette catégorie de population.
La France est en pointe dans le développement des élevages d’insectes
Il est donc extrêmement probable que l’élevage d’insectes va se développer considérablement sur la Planète dans les prochaines décennies. Dans les pays européens, où l’on n’a pas l’habitude de les manger directement, le plus probable est qu’on les utilise principalement de façon indirecte. Les débouchés essentiels seront donc l’insertion des protéines et huiles d’insectes dans la nourriture de nos animaux de compagnie, chiens, chats etc., dont le marché mondial est de 77 milliards d’euros annuels, dont 4 en France !
Et bien sûr, celle de nos animaux d’élevage, en particulier porcs, poulets et poissons. Un poulet par exemple mange 4 à 8 kilos d’aliments avant d’aller à l’abattoir, et un porc charcutier plus d’un kilo par jour avec, dans chaque cas, un bon tiers de protéines.
FERME PISCICOLE DE SAUMONS.
Rappelons que nous avons en Europe et en France, un retard considérable en matière d’élevage de poissons, qui se développe énormément dans le monde, essentiellement en Chine et en Asie du Sud-Est, alors même que la pêche est maintenant probablement définitivement condamnée par la disparition pure et simple des poissons dans les mers.
À terme, comme je l’ai largement expliqué dans mon dossier « Pêcher du poisson, ou l’élever ? », si on veut continuer à manger du poisson, il va falloir l’élever. Or la majorité des poissons sont carnivores, et on ne pourra pas les nourrir exclusivement avec des végétaux.
Les solutions actuelles, comme celles qui consistent à épuiser les dernières réserves d’anchois et de sardines dans le Pacifique Sud pour nourrir les saumons d’élevage des fjords de Norvège, ne sont absolument pas durables, et la solution consistant à leur fournir des protéines à base d’insectes a probablement beaucoup d’avenir.
Il suffit pour s’en convaincre d’observer ce que font les truites lorsqu’elles gobent le moindre insecte qui a l’imprudence de frôler l’eau de nos rivières. Il a, par exemple, été prouvé que les truites grandissent plus rapidement lorsqu’elles sont nourries avec de la farine d’insectes et que les crevettes ont un taux de mortalité nettement diminué…
BARRES CHOCOLATÉES DOPÉES AUX PROTÉINES D’INSECTES.
Un autre chiffre pour illustrer le défi : le soja mangé par les animaux d’élevage en Europe occupe 20 millions d’hectares en Amérique du Sud soit l’équivalent de la superficie agricole utile de la France. Il est évident que ces surfaces ne vont pas pouvoir être augmentées et qu’il faut rechercher d’autres sources de protéines pour nourrir nos animaux.
Il existe néanmoins une piste pour l’absorption en direct de protéines d’insectes dans notre alimentation : elle passe par l’envie de dépassement de soi des sportifs, qui leur fait rechercher, à la fois, pour eux-mêmes et pour leurs enfants, des barres chocolatées énergisantes de plus en plus efficaces. On goûte le chocolat et on oublie facilement l’insecte, qui apporte néanmoins un léger arôme de noisette !
HAMBURGER ET SPAGHETTIS BOLOGNAISES À BASE DE PROTÉINES D’INSECTES.
Mais on en viendra probablement à terme à des plats emblématiques comme le hamburger ou les sauces bolognaises, où on remplacera la viande de bœuf, qui sera de plus en plus rare, chère et contestée, par des protéines alternatives, à base de végétaux mais aussi d’insectes.
Quoi qu’il en soit, surprise, la France, qui a beaucoup de réticence à manger des insectes, a su faire éclore et soutenir le développement de start-up extrêmement performantes, qui sont devenues des leaders mondiaux en matière d’élevage d’insectes. On peut citer en particulier la société Ynsect, qui est en train de mettre en production début 2023 une énorme ferme (ou usine ?) de production de larves de scarabées (dits « vers de farine ») près d’Amiens, nourris avec le son, sous-produit des producteurs de blé du bassin parisien.
USINE D’ÉLEVAGE DE SCARABÉES « TENEBRIO MOLITOR » À AMIENS, AVEC SON BÂTIMENT DES REPRODUCTEURS (SEULEMENT 5 % DES LARVES SONT ÉLEVÉES POUR DEVENIR DES SCARABÉES REPRODUCTEURS, QUI PRODUISENT CHACUN 250 LARVES), SON ÉCLOSERIE, SA NURSERIE ET ATELIER D’ENGRAISSAGE DES LARVES. D’UNE SUPERFICIE DE 45 000 M², ELLE AURA À TERME UNE CAPACITÉ DE PRODUCTION D’ENVIRON 200 000 TONNES D’INGRÉDIENTS PAR AN. ELLE PRODUIT DANS 120 000 BACS ET EN 10 SEMAINES DE QUOI FAIRE DES HUILES HYPER PROTÉINÉES ET DES PROTÉINES SOLIDES QU’ELLE VEND À DES ENTREPRISES QUI FORMULENT LA NOURRITURE DES « PET-FOOD », DES POULETS ET SURTOUT DES POISSONS, EN FRANCE ET SURTOUT À L’EXPORT.
ÉLEVAGE DE VERS À FARINE DE LA SOCIÉTÉ YNSECT À AMIENS. LA SOCIÉTÉ EXPLOITE ÉGALEMENT UNE USINE À DOLE, POUR L’ALIMENTATION HUMAINE.
Cette société multiplie actuellement les accords internationaux avec des partenaires qui reconnaissent son savoir-faire made in France, en particulier aux États-Unis et au Mexique pour la production, et en Corée du Sud pour la recherche. On peut également citer d’autres fleurons hexagonaux, par exemple le Toulousain Micronutris, qui a choisi d’élever des insectes comme le Tenebrio molitor (scarabée ver de farine) et le grillon Acheta domestica.
Elle estime que ses animaux consomment 7 fois moins de végétaux et 50 fois moins d’eau que le bœuf, et émettent 100 fois moins de gaz à effet de serre ! Elle vend en direct une grande variété de produits apéritifs, mais aussi des barres énergétiques, des crackers, du chocolat, etc.
TENEBRIO MOLITOR CAPABLE D’ENGENDRER ENVIRON 250 LARVES APPELÉES COMMUNÉMENT VERS DE FARINE.
CAS TYPIQUE OÙ LES SPORTIFS RISQUENT D’ACCEPTER FACILEMENT DE MANGER INDIRECTEMENT DES INSECTES, CE QU’ILS VERRONT, C’EST D’ABORD LES QUALITÉS ÉNERGÉTIQUES DE LA BARRE (ET SON GOÛT SUCRÉ), MAIS OUBLIERONT LE GRILLON.
En île-de-France, on trouve également près de Melun, Jimini’s, qui propose criquets, grillons et molitor, entiers et simplement déshydratés au four à basse température et éventuellement aromatisés, mais aussi des barres, granolas, pâtes et crackers à la poudre d’insectes.
ET N’OUBLIONS PAS QUE L’ON MANGE DÉJÀ COURAMMENT DES PRODUITS À BASE D’INSECTES DANS NOTRE ALIMENTATION COURANTE. LA COCHENILLE EST FRÉQUEMMENT UTILISÉE COMME COLORANT PAR EXEMPLE, SOUS LE NOM E120. ON EN TROUVE DANS LA FRAISE TAGADA, LE COCA COLA OU LES M&M’S
On peut également mentionner Innovafeed, qui annonce employer plus de 350 collaborateurs et avoir développé la plus grande capacité de production d’insectes au monde avec 2 sites de production en opération en France : Nesle, près de Péronne, dans la Somme (sur la photo) et Gouzeaucourt, près de Cambrai, Hauts-de-France, et un 3e annoncé aux États-Unis. Mais aussi Nexalim (la Compagnie des insectes) ou Mutatec. Tous trois élèvent prioritairement des Hermetia illucens, ou « mouches soldat », pour l’alimentation animale.
futura