Guerre en Ukraine : le « nuage radioactif » de Khmelnytsky, nouvelle infox du Kremlin

Le Conseil de sécurité russe a assuré que, depuis l’explosion d’un dépôt de munitions nucléaires en Ukraine, une catastrophe écologique menacerait l’Europe de l’Ouest.

« L’explosion de Khmelnytsky a affolé tous les compteurs Geiger », peut-on lire sur Twitter. « Ce n’est pas à la Russie qu’il faut s’en prendre mais à Londres, qui a fourni ces cochonneries d’obus à l’uranium appauvri », renchérit une internaute. « Peut-être le premier cas moderne de (mini) frappe nucléaire contre soi-même », s’amuse un troisième.

A en croire la Russie et ses porte-voix, l’Europe serait confrontée à un retour de boomerang de la taille d’un nuage radioactif, depuis la spectaculaire explosion survenue dans la nuit du 12 au 13 mai à Khmelnytsky, dans le centre de l’Ukraine. Des particules d’uranium appauvri en suspension feraient, depuis, cap vers l’ouest et auraient déjà atteint la Pologne – un scénario qui évoque la catastrophe de Tchernobyl, en 1986.

Ces publications alarmistes s’appuient sur trois assertions :

  1. Le bâtiment de Khmelnytsky abriterait des munitions en uranium appauvri fournies par le Royaume-Uni.
  2. En explosant, celles-ci auraient formé un nuage radioactif qui se serait dirigé vers l’ouest.
  3. Un pic au bismuth, un élément radioactif, aurait été mesuré en Pologne.

« On est dans le domaine de la guerre de communication, résume Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements. La Russie essaie de susciter la peur chez les pays proches de l’Ukraine pour les dissuader de la soutenir. »

1 – Le contenu du dépôt explosé n’est pas connu

A l’aube du 13 mai, un drone russe provoque une spectaculaire explosion à Khmelnytsky. L’administration locale ukrainienne admet qu’une « infrastructure critique » a été détruite ; tandis que Moscou évoque un « dépôt de munition des forces armées de l’Ukraine ». La version russe s’étoffe dans les jours suivants : il s’agirait de munitions fournies par l’OTAN, en l’occurrence des obus à uranium appauvri envoyés par la Grande-Bretagne. Londres s’y était engagé en mars, suscitant l’ire de Vladimir Poutine.

Le site de l’explosion correspond bien à un entrepôt d’anciennes munitions soviétiques, a pu vérifier GeoConfirmed, un collectif spécialisé dans la géolocalisation des frappes militaires. Mais ce qu’il abritait au moment de sa destruction n’a pas été rendu public. « On ne sait pas si des munitions à uranium appauvri ont été livrées, et on ne sait pas si elles étaient présentes sur ce lieu », rappelle Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire et directeur du laboratoire de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad).

2 – L’uranium appauvri est trop lourd pour former un nuage

Dès le lendemain, la rumeur prend forme. Des voix prorusses suggèrent que « quelque chose de radioactif a explosé ». Le 19 mai, le secrétaire du conseil de sécurité russe, Nikolaï Patrouchev, affirme que l’impact aurait « provoqué un nuage radioactif qui se dirige vers l’Europe de l’Ouest », ce que la Pologne aurait déjà pu mesurer. Le média d’Etat russe Sputnik titre « Explosion d’uranium appauvri en Ukraine : l’Europe au bord de la catastrophe environnementale », à la suite d’une « explosion d’uranium appauvri ». L’histoire est reprise sur des sites conspirationnistes français.

Mais les impressionnantes images de l’explosion sont trompeuses. « La radioactivité est invisible, donc ce n’est pas elle qui forme le champignon. C’est la matière qui est touchée à l’impact », corrige Emmanuelle Galichet, maîtresse de conférences en sciences et technologies nucléaires au CNAM, le Conservatoire national des arts et métiers. L’idée même d’un nuage radioactif créé par de l’uranium appauvri est contraire aux lois de la physique, rappelle-t-elle : cet élément n’est pas fissible, et ne peut donc pas donner naissance à une réaction nucléaire.

Du reste, ce dérivé artificiel de l’uranium naturel est très dense, ce qui le rend très perforant contre les blindages, mais aussi particulièrement lourd. « Il retombe très vite au sol. Ce qu’on observe à Zaporijia [où de l’uranium a été dispersé sous les frappes russes], c’est que la pulvérisation est très locale. Cela ne peut pas faire un nuage “à la Tchernobyl” », poursuit Mme Galichet. Le nuage de la catastrophe nucléaire de 1986 n’était d’ailleurs pas composé d’uranium, mais de césium 137, d’iode 131 et de ruthénium 103, des isotopes radioactifs très volatils.

3 – Aucun pic de radioactivité en Europe

Enfin, qu’en est-il du pic de radioactivité enregistré par un appareil de mesure polonais ? « Du grand n’importe quoi ! », balaie M. Chareyron. L’infox russe s’appuie sur une augmentation, bien réelle, du niveau de bismuth 214, un produit de la désintégration de l’uranium naturel, mais pas de l’uranium appauvri. Le niveau de concentration du bismuth 214 fluctue par ailleurs naturellement. « On en mesure régulièrement quand il pleut, car il y a du gaz radioactif dans l’atmosphère, le radon, qui est alors rabattu à la surface », explique le spécialiste. L’agence polonaise du nucléaire a confirmé que cette hausse n’avait rien d’anormal.

En Europe de l’Ouest, dix jours après l’explosion, aucune balise de détection n’a repéré d’anomalie. « Les pays européens l’auraient signalé tout de suite », assure Emmanuelle Galichet. Ces derniers sont en effet très vigilants depuis la catastrophe de Tchernobyl et sa dissimulation par l’URSS. Ainsi, en 2020, la Finlande, la Suède et la Norvège avaient communiqué sur des niveaux inhabituels de radioactivité d’origine humaine, attribués à la Russie. En 2021, une association française avait signalé du sable saharien porteur de césium 137. En mai 2023, rien.

Seule exception, une augmentation « significative » de la radioactivité ambiante près de Khmelnystsky, nuance M. Chareyron. Mais elle a été repérée quelques jours avant l’explosion, et pas là où le vent aurait dû la porter. Sa cause est inconnue. Il peut s’agir d’une fluctuation naturelle, comme le suggèrent les responsables ukrainiens qu’il a interrogés. « Mais, dans un contexte de doute comme celui-ci, cela vaut la peine d’avoir des mesures plus précises. »

De réels dangers pour la santé au niveau local

Car, si la menace d’un nouveau « nuage de Tchernobyl » n’est pas sérieuse, la situation en Ukraine présente tout de même, au niveau local, des risques pour l’environnement et la santé. Dès l’annonce de la livraison d’armes à uranium appauvri à Kiev, plusieurs associations avaient dénoncé la décision britannique, comme l’ONG Campaign for Nuclear Disarmament, qui assurait que c’était « la dernière chose dont les Ukrainiens [avaient] besoin ».

Certes, la radioactivité de l’uranium appauvri est inférieure de 40 % par rapport à l’uranium naturel, et les rayons alpha qu’il émet ne peuvent franchir la barrière de la peau. Mais il peut s’enflammer, par exemple en détruisant un char. « Cela crée de la dispersion, que les personnes sur place peuvent inhaler, ou qui rentre dans la chaîne alimentaire par la contamination des animaux d’élevage, des sols ou des nappes phréatiques », énumère Patrice Bouveret. Avec des risques d’accélérer certaines tumeurs, notamment aux poumons et aux reins.

Enfin, même si rien ne dit que des missiles promis par Londres étaient présents sur le site de Khmelnytsky, « l’explosion de dépôts de munition présente forcément des risques pour la santé, car des métaux lourds se retrouvent en suspension, avec ou sans uranium appauvri », complète Bruno Chareyron.

lemonde

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