Le patriarche orthodoxe Kirill s’est réjoui, dimanche, d’avoir pu récupérer l’icône de la Trinité, qui était aux mains de l’État russe pendant près de 100 ans. Une décision vivement critiquée car elle met en péril la plus célèbre, mais fragile, icône religieuse russe. Mais, alors que la guerre en Ukraine ne se passe pas comme prévu, le geste est politiquement important pour Vladimir Poutine.
À la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, la Pentecôte orthodoxe avait une saveur spéciale, dimanche 4 juin. Le patriarche Kirill a pu la célébrer en présence de l’icône orthodoxe russe la plus illustre, celle de la Trinité, peinte au XVe siècle par Andreï Roublev.
Le chef de l’Église orthodoxe russe s’est félicité, lors de son sermon, du grand retour de cette œuvre d’art dans le giron ecclésiastique. “Elle nous revient afin que nous puissions demander à Dieu d’aider notre pays et de prier pour notre président orthodoxe Vladimir Poutine”, a-t-il affirmé.
Une icône en danger
La Trinité d’Andreï Roublev constitue l’œuvre d’art religieux russe “la plus célèbre au niveau international”, affirme Nadieszda Kizenko, spécialiste de l’histoire religieuse russe à l’université d’Albany (États-Unis). “Elle a même été le sujet du film ‘Andreï Roublev’ du célèbre réalisateur Andreï Tarkoski en 1966”, souligne Alar Kilp, historien spécialisé dans le rôle de l’Église dans l’espace post-soviétique au Centre d’études russes et eurasiennes de l’université de Tartu (Estonie).
Une icône exposée à la galerie Tretiakov de Moscou depuis que le régime soviétique l’a confisquée en 1929. Au grand désespoir du patriarcat russe, qui cherche depuis des décennies à rassembler sous sa sainte protection toutes les reliques et icônes dont il a été privé par le régime communiste.
Mais la remise de la Trinité aux autorités religieuses a toujours été jugée délicate, notamment pour des raisons techniques. Vieille de plus de 600 ans, elle est très fragile et nécessite un niveau de soin “dont seul un musée peut faire preuve”, ont fait valoir les responsables de la galerie Tretiakov fin mai, lorsque ce transfert a été confirmé par le pouvoir russe. La dernière fois que cette icône a été déplacée, pour quelques jours seulement en 2022, elle était ensuite revenue “sérieusement endommagée”, note le Moscow Times.
La polémique autour de l’opportunité de sortir cette fragile icône du musée a même secoué l’glise orthodoxe en son sein. Le responsable du conseil des experts en art liturgique a été écarté de son poste il y a quelques jours pour avoir montré trop peu d’enthousiasme à l’idée de transférer la sainte Trinité à la cathédrale du Christ-Sauveur.
Superstition
Vladimir Poutine et le patriarche Kirill prennent donc le risque d’endommager voire de détruire l’un des plus importants chefs-d’œuvre artistiques russes. Et pour quelle raison ? Le patriarcat orthodoxe a assuré qu’il était plus que temps que cette œuvre retourne dans son environnement religieux naturel. Mais cet argument ne tient pas pour les experts interrogés par France 24. “Une chapelle avait été construite au sein de la galerie Tretiakov afin de pouvoir exposer les icônes dans un cadre respectueux pour les fidèles”, souligne Nadieszda Kizenko.
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, difficile de ne pas y voir surtout un acte politique. “Alors qu’il n’y a toujours pas de victoire militaire à l’horizon, tout ce qui reste à Vladimir Poutine c’est de se tourner vers Dieu pour demander de l’aide”, estime Georgy Bovt, un politologue russe interrogé par le Moscow Times.
Il y a en effet en Russie une tradition des “icônes miraculeuses”, censées avoir aidé les princes russes à surmonter les épreuves. La légende veut même que Joseph Staline, à la tête du très athée régime soviétique, a fait voler l’icône de la Mère de Dieu de Tikhvine dans un avion au-dessus de Moscou en 1941 pour protéger la capitale contre la menace nazie.
Vladimir Poutine serait d’autant plus enclin à s’en remettre à des forces supérieures pour guider son “opération militaire spéciale” en Ukraine qu’il est connu “pour avoir fait preuve d’un certain penchant pour la superstition”, souligne Nadieszda Kizenko.
Ainsi la nouvelle Cathédrale principale des forces armées russes, inaugurée en 2020, est un condensé de symboles censés protéger l’armée. Son beffroi mesure 75 mètres – rappelant les 75 ans écoulés depuis la victoire soviétique sur les nazis -, tandis qu’une autre tour s’élève à 14,18 mètres, symbolisant les 1 418 jours que la Grande Guerre patriotique a duré. “Le diamètre du dôme central est de 22,43 mètres, ce qui est une référence à l’heure supposée – 22 h 43 – de la reddition officielle allemande”, précise Nadieszda Kizenko.
Une icône pas vraiment miraculeuse
Mais si c’est pour tenter de mettre Dieu de son côté dans cette guerre, Vladimir Poutine a mal choisi son icône. La Trinité d’Andreï Roublev est l’une des rares “à ne pas être une icône miraculeuse”, souligne Kristina Stoeckl, sociologue à la Libre université Internationale des études sociales Guido Carli, spécialisée dans les relations entre l’État et l’Église en Russie.
“Cette icône n’a jamais été importante politiquement. Elle n’a été découverte qu’au début du XXe siècle et elle compte bien plus aux yeux de l’élite intellectuelle et religieuse qu’à ceux du reste de la population”, précise Nadieszda Kizenko.
Pour Alar Kilp, la remise de cette icône cimente “un peu plus la collaboration de plus en plus étroite entre le Kremlin et l’Église orthodoxe”. Le patriarche Kirill a fortement soutenu l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie et “il a été particulièrement actif en septembre 2022, une période compliquée pour le pouvoir qui avait alors décrété une très sensible mobilisation partielle”, rappelle-t-il.
Un gage pour le patriarche Kirill
Mi-mai, le régime avait aussi ordonné le transfert du sarcophage en argent d’Alexandre Nevski – héros national russe et prince de Novgorod au XIIIe siècle – du musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg à un monastère.
Une autre victoire pour le patriarche Kirill. Et cet allié du Kremlin en avait bien besoin. “Il est dans une situation difficile car il est comme le PDG d’une entreprise qui a échoué dans son rôle principal : maintenir l’unité de l’Église orthodoxe, puisque l’Ukraine a quitté son giron”, souligne Nadieszda Kizenko.
En lui transférant une célèbre relique et une icône mondialement connue, le Kremlin lui fournit des arguments “pour faire taire toute critique en interne”, note Kristina Stoekl. Il apparaît comme celui qui fait revenir de précieux trésors à la maison.
Enfin, bénéfice collatéral de cette mise en scène du fait religieux en temps de guerre : “le Kremlin cherche ainsi à donner une tournure métaphysique à sa guerre”, estime Kristina Stoekl. En laissant davantage la parole au clergé, le pouvoir essaie aussi de suggérer que c’est “un affrontement entre les valeurs traditionnelles défendues par la Russie orthodoxe et croyante contre l’Ouest athée”, note Kristina Stoekl.
Ce n’est pas très différent de ce qu’avait fait Joseph Staline durant la Seconde Guerre mondiale lorsqu’il avait mobilisé l’Église pour soutenir l’armée. À l’époque aussi “c’était présenté comme un combat contre les ennemis de Dieu alors que les Russes étaient du côté des croyants”, précise Alar Kilp.
Et qu’importe si l’icône de la Trinité n’a jamais eu cette dimension politique que le Kremlin et le patriarcat tentent de lui donner. Pour Nadieszda Kizenko, Vladimir Poutine et Kirill “se comportent plus comme des fétichistes” que comme des croyants respectueux. Ce transfert représente, d’après elle, l’un des plus importants affronts « à la culture russe depuis le début de la guerre”. À ses yeux, la Trinité était l’une des rares œuvres religieuses orthodoxes majeures qui échappaient encore à la sphère politique. Désormais, pour elle, elle est “également souillée”.
france24