Contre-offensive ukrainienne: cette question que l’on a oublié de se poser

Annoncée depuis des mois et aussi attendue que Godot, la riposte des forces armées de Kiev a démarré en ce début juin.

Au moment où les autorités ukrainiennes annoncent avoir repris des territoires aux forces d’occupation russes, leur contre-offensive a encore de quoi intriguer. Annoncée avec insistance depuis l’automne 2022, cette campagne d’été 2023 s’est longtemps fait attendre. Si bien qu’elle finissait presque par apparaître comme le Godot de la pièce de Samuel Beckett: son arrivée semblait imminente, mais ne survenait jamais. En ce début juin 2023, la «malédiction Godot» semble enfin conjurée: le ministère russe de la Défense, puis les responsables de Kiev, ont admis qu’elle avait bel et bien démarré.

Si l’Ukraine a si longtemps assuré que cette opération de grande envergure se produirait sous peu sans que ce soit le cas, c’est parce qu’à l’échelon tactique, il est indispensable d’entretenir le flou autour des modalités de l’action militaire pour que celle-ci bénéficie de l’effet de surprise. Toutefois, plusieurs interrogations demeurent sur cette contre-offensive.

Sur sa temporalité, d’abord: pourquoi est-elle lancée à l’été 2023 et pas plus tard? Par exemple quand les équipements militaires promis par les Occidentaux auront été intégrés dans les forces armées et quand l’effort de guerre russe se sera encore davantage émoussé sous le coup des sanctions et du poids que représente, pour Moscou, une occupation militaire de 20% du territoire ukrainien?

Sur ses objectifs stratégiques, ensuite et surtout: s’agit-il, pour Kiev, de rechercher une victoire finale? Ou bien de préparer le terrain à des négociations quand l’Ukraine entrerait en position de force? À force de spéculer sur le «quand?» et le «où?», nous avons peut-être négligé de réfléchir sur le «pour quoi?» de ces opérations…

Rôles tactiques inversés

Le déclenchement de la contre-offensive a été discret et graduel. Mais il obéit à un calendrier et une géographie mûrement réfléchis. Le moment est choisi selon plusieurs considérations internes et externes. Pour le commandement militaire ukrainien, il était essentiel de maintenir et amplifier le momentum tactique obtenu avec la reprise de Kherson en novembre et le long blocage des forces russes dans le cadre de la bataille de Bakhmout.

Dès la fin de l’hiver et de la raspoutitsa (dégel), qui empêchait les chars d’avancer à vitesse normale, les forces armées ukrainiennes ont pris l’initiative. Le tempo est également dicté par la longue préparation logistique, notamment l’acheminement des équipements de défense acquis cet hiver.

Plusieurs avantages se cumulent: l’état du terrain –ni gelé ni boueux–, qui permet des mouvements plus rapides et donc des effets de surprise et de percée; l’arrivée graduelle des matériels militaires et les délais d’entraînement des personnels. Les rôles tactiques sont inversés, ce sont désormais les Ukrainiens qui mènent l’offensive et les Russes qui défendent. Autrement dit, le calendrier des opérations ne sera plus dicté par le Kremlin, mais par les analyses tactiques de Kiev.

D’un point de vue politique, le moment répond à plusieurs nécessités. À l’échelon ukrainien, les élections générales sont annoncées pour l’automne: la présidence ne peut attendre l’échéance sans tenter de reprendre des territoires occupés par la Russie.

Du côté des opinions occidentales, le début de l’invasion et la découverte des crimes de guerre commis par les Russes sont encore suffisamment proches dans le temps pour qu’aucune «fatigue ukrainienne» ne soit constatée: au sein des gouvernements européens, le soutien à Kiev reste massif et indiscuté.

Surtout, l’Ukraine devait attaquer avant que les États-Unis ne s’engagent dans leur calendrier pré-électoral à l’automne. Nul doute en effet que les hommes politiques américains, une fois lancés dans la campagne présidentielle, soit oublieront cette guerre, soit discuteront les montants accordés à l’Ukraine pour se défendre.

Plusieurs opérations simultanées, sur des terrains très éloignés

Les zones géographiques apparemment choisies pour prendre l’initiative ont elles aussi un sens, par-delà l’effet de surprise nécessaire à la réussite de telles opérations. Selon toute apparence, les forces ukrainiennes attaquent dans le sud, en direction de la Crimée, mais aussi dans le bassin du Don en général et dans la zone de Bakhmout en particulier.

La destruction du barrage de Kakhovka concourt à la formation d’un «bastion» russe au-delà du Dniepr. Mais ses conséquences d’un point de vue stratégique ne doivent pas être surestimées: de toute façon, les forces armées ukrainiennes auraient dû franchir la ligne du fleuve dans des conditions difficiles.

Les forces ukrainiennes veulent prévenir une possible progression russe vers Odessa, au sud-ouest, faire sentir leur présence dans le sud et s’opposer à l’intégration illégale du Donbass dans les zones militaires russes. Mener plusieurs opérations simultanément sur des terrains aussi éloignés est un défi militaire d’ampleur. Mais le relever était indispensable pour enrayer la dynamique de fortification engagée par les forces armées de Moscou.

Justifier les aides occidentales

À force de nous interroger sur le «quand?» et le «où?» de cette contre-offensive, nous avons placé au second plan la réflexion sur ses raisons structurelles. Après tout, lancer la reconquête les armes à la main n’allait pas de soi. Depuis le début de l’invasion, l’Ukraine a subi des pertes humaines, territoriales, financières et industrielles considérables. De plus, elle a remporté un succès stratégique majeur dès 2022: stopper et refouler les forces russes, tout en se ménageant un réel soutien international.

En outre, elle a le droit international pour elle, qu’il s’agisse des résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies ou des traités issus de l’indépendance de 1991. Il aurait pu faire sens, stratégiquement, pour Kiev, de patienter encore et de laisser les sanctions occidentales produire leurs effets, afin d’obtenir des concessions de la part d’une Russie isolée en Europe et économiquement affaiblie.

Si les Ukrainiens ont décidé de passer à l’action dès maintenant, c’est parce qu’ils estiment que la fédération n’est ni au bord du gouffre financier ni sur le point de vivre une révolution politique ni militairement démobilisée. Attendre le salut des sanctions, d’un hypothétique changement de régime, des désertions ou de l’épuisement de l’écosystème de défense russe est, aux yeux de Kiev, illusoire.

D’autre part, la contre-offensive découle d’une certaine vision des rapports avec les États-Unis, l’OTAN et l’Union européenne: Kiev estime –à raison– que le pays reçoit d’autant plus de soutien qu’il montre sa détermination à recouvrir lui-même sa souveraineté et son intégrité territoriale.

En effet, les vagues d’aides financière et militaire sont venues de l’Ouest une fois que l’Ukraine a été capable de sauver sa capitale de l’occupation en avril 2022. La campagne actuellement en cours est aussi destinée à justifier les soutiens occidentaux déjà octroyés et à augmenter ceux à venir.

Les résultats possibles, en deux scénarios

Quels seront les résultats de ces opérations menées par les forces ukrainiennes? Le sort des armes est, par définition, incertain. C’est même cette incertitude qui a permis aux Ukrainiens de refouler en partie des forces d’invasion et d’occupation. Si les succès et les revers tactiques sont imprévisibles, les gains stratégiques peuvent, eux, être estimés. Deux grandes options sont aujourd’hui ouvertes.

Soit les offensives ukrainiennes réalisent de véritables percées dans certains des territoires conquis, occupés et fortifiés par les forces armées russes. Alors, la guerre prendra un véritable tournant dès 2023. Si c’est dans le bassin du Don que ces percées sont couronnées de succès, l’Ukraine pourra estimer avoir remporté une bataille décisive, en empêchant l’ennemi de faire de la partie orientale de son territoire une annexe de la Russie continentale.

Annuler, au moins en partie, les annexions illégales de septembre 2022; contester l’intégration du Donbass dans l’espace russe; infliger aux milices séparatistes un camouflet…

Tous ces résultats pourront éviter à l’Ukraine d’être partitionnée comme le souhaitent de nombreux nationalistes russes.

Si c’est dans le sud du territoire que les offensives réussissent, c’est alors le sort de la Crimée, annexée en 2014, qui sera mis en question. Et les autorités ukrainiennes pourront se prévaloir de ces succès pour demander une aide militaire adaptée au terrain et aux contraintes criméennes.

L’autre branche de l’alternative consisterait en des succès minimaux ou contestables sur le terrain militaire. Dans ce cas, après les élections générales de l’automne 2023 en Ukraine, c’est sans doute la stratégie de la guerre d’usure qui prévaudra.

Forcées de constater leur impuissance dans l’état actuel des choses, les autorités ukrainiennes auraient alors à réexaminer leur position pour recouvrer leur intégrité territoriale: s’inscrire dans la longue durée, engager un «grignotage» des bastions russes, user des pressions diplomatiques, engager des négociations partielles, etc. En cas d’échec de la stratégie du choc frontal, un aggiornamento stratégique sera à envisager. Mais le fait est que les autorités ukrainiennes ont choisi la reconquête massive et rapide comme horizon pour 2023.

À la recherche de la bataille décisive?

Face aux opérations militaires en cours, la plus grande prudence s’impose. En effet, la surprise et donc la dissimulation font partie intégrante des stratégies militaires. En outre, les campagnes ne sont ni des planifications industrielles ni des programmes politiques: leur application subit des révisions quotidiennes en fonction des contraintes de terrain.

Il n’est par conséquent ni écrit que cette contre-offensive se brisera sur les défenses russes ni qu’elle conduira à une reprise complète du territoire. La surprise peut survenir de nombreux facteurs: engagement direct et officiel de la Biélorussie pour menacer Kiev; frappes ukrainiennes dans la profondeur du territoire russe; mise en œuvre de campagnes de désinformation pour discréditer tel ou tel responsable ukrainien; luttes internes en Russie, etc.

Toutefois, plusieurs éléments structurants se dégagent des évolutions militaires récentes. L’Ukraine, grâce à sa résilience et à ses soutiens étrangers, entend manifester qu’elle ne se résignera pas à des amputations territoriales sans combattre. Cela promet un effort de guerre prolongé étant donné l’ampleur des pertes territoriales et l’effort de guerre russe.

En outre, la recherche de la «bataille décisive» est illusoire. Moscou s’y était laissée prendre en pensant prendre Kiev en quelques jours. L’Ukraine voit bien que plusieurs vagues d’offensive sont nécessaires pour contester l’occupation russe. Enfin, les Européens constatent que la guerre est revenue sur leur continent pour longtemps –et ce, quels que soient les résultats des batailles de l’été 2023 dans l’est et le sud de l’Ukraine…

SLATE

You may like