Le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains en Afghanistan, Richard Bennett, a esquissé lundi la perspective de « crime contre l’humanité » pour désigner la politique des Taliban à l’encontre des femmes et des jeunes filles. Deux ONG sont aussi allées dans ce sens dans un rapport publié fin mai, sans que cela ne soit suivi d’effet pour le moment.
« Malheureusement, je ne suis pas en mesure de faire état d’une amélioration de la situation des droits de l’Homme, surtout pas pour les femmes et les jeunes filles (…) qui sont marginalisées ». Tels sont les mots employés, lundi 19 juin, par le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains en Afghanistan, qui a présenté un nouveau rapport sur la situation des femmes dans le pays, près de deux ans après l’arrivée des Taliban au pouvoir, en août 2021.
Devant le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies à Genève, Richard Bennett a demandé aux États d’examiner si « l’apartheid de genre » – terme déjà utilisé par les Nations unies – mis en place par les Taliban à l’encontre des femmes pouvait constituer un crime international.
« Les graves violations des droits fondamentaux des femmes et des filles et l’application sévère par les autorités des mesures restrictives peuvent constituer un crime contre l’humanité de persécution de genre », a expliqué Richard Bennett. « Les discriminations graves, systématiques et institutionnalisées à l’encontre des femmes et des jeunes filles sont au cœur de l’idéologie et des règles des Taliban. »
« Il est impératif de ne pas détourner le regard, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour nous attaquer à la grave violation des droits fondamentaux des femmes et des jeunes filles en Afghanistan et inverser la tendance », a-t-il aussi déclaré.
Qualifier les mesures prises par les Taliban de persécution plutôt que d’apartheid de genre revêt un intérêt : le premier terme, s’il venait à être officiellement adopté par l’ONU, rendrait les Taliban responsables de crimes relevant du droit international – et donc susceptibles d’être jugés à terme devant la Cour pénale internationale.
Dans cette perspective, la politique des Taliban à l’encontre des femmes et des filles pourrait violer le Statut de Rome – auquel l’Afghanistan a adhéré en février 2003 – et plus particulièrement l’article 7-1-h. Ce dernier définit notamment comme crime contre l’humanité toute « persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ».
“Une partie de la population afghane a été effacée par les Taliban”
C’est aussi ce que souhaitent Amnesty International et la Commission internationale de juristes (CIJ). Les deux ONG ont estimé, dans un rapport rendu public le 26 mai, que « les graves restrictions et la répression illégale des droits des femmes et des filles par les Taliban doivent donner lieu à des enquêtes, car il est possible qu’il s’agisse de crimes au regard du droit international. »
Amnesty et la CIJ dénoncent notamment « les restrictions draconiennes » imposées par les Taliban aux femmes et aux jeunes filles afghanes, « le recours à l’emprisonnement, aux disparitions forcées, à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements ».
Pour Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty international, « ceci est une guerre contre les femmes (…) visées par des interdictions de travailler et de se déplacer librement, emprisonnées, soumises à des disparitions et torturées, notamment pour avoir dénoncé ces politiques et résisté à la répression. Ce sont là des crimes de droit international. »
Depuis près de deux ans, le retour au pouvoir des Taliban se manifeste en effet par une multiplication des mesures attentatoires aux droits des femmes : d’abord exclues de l’espace public, les Afghanes ont ensuite perdu l’accès à l’éducation après le collège. Les Taliban leur ont ensuite interdit de travailler notamment pour les ONG et pour l’ONU.
« C’est bien de se poser la question de persécution de genre, mais c’est encore insuffisant. Il aurait fallu dire ces choses-là dès le début du retour des Taliban au pouvoir en Afghanistan », réagit Shoukria Haidar, féministe franco-afghane. « Les femmes afghanes souffrent énormément : du jour au lendemain, elles sont tombées, n’ont plus eu le droit de sortir, de travailler… Une partie de la population afghane a été effacée par les Taliban. »
Celle qui préside l’association Negar – soutien aux femmes d’Afghanistan déplore aussi le fait que la communauté internationale « accepte lâchement » que les Taliban restent aux commandes de l’Afghanistan : « Ils ne sont pas officiellement reconnus mais on fait des affaires avec eux, c’est inacceptable de la part de pays qui se disent démocratiques. »
En l’état, le statu quo semble rester de mise entre l’ONU et les Taliban, désignés comme « autorités de facto » de l’Afghanistan dans le rapport de Richard Bennett. Ce dernier leur recommande, cependant, de « veiller à ce que (le pays) respecte ses obligations internationales en matière de droits de l’Homme en annulant tous les décrets et instructions discriminatoires publiés depuis août 2021 qui visent spécifiquement les femmes et les filles. » Une recommandation qui n’a rien de contraignante à ce jour.
france24