Sergueï Tcherkasov, ou les coulisses de la fabrique à agents dormants russes

Le Russe Sergueï Tcherkasov avait réussi pendant près de dix ans à se faire passer pour un Brésilien et avait failli devenir une taupe pour Moscou à la Cour pénale internationale, avant d’être démasqué par les autorités néerlandaises. Les États-Unis l’ont finalement inculpé samedi et demandent au Brésil son extradition.

Il n’a jamais aimé l’odeur du poisson, à cause de mauvais souvenirs d’enfance au Brésil qui y sont associés. Sa mère est morte d’un cancer et il a été élevé par sa tante, qui peinait à joindre les deux bouts à cause du contrecoup, au Brésil, de la crise économique ayant frappé l’Argentine voisine du début des années 2000.

Une bien triste histoire familiale… complètement inventée par Sergueï Vladimirovitch Tcherkasov, un « agent illégal » russe inculpé par les États-Unis, samedi 25 mars, pour de multiples fraudes et pour avoir résidé aux États-Unis sous une fausse identité.

Bons baisers du Brésil
Sergueï Vladimirovitch Tcherkasov s’est fait passer pendant plus d’une décennie pour Viktor Muller Ferreira, un jeune Brésilien ayant bien failli intégrer la Cour pénale internationale à La Hague aux Pays-Bas. Mais les autorités néerlandaises l’ont démasqué en juillet 2022, avant qu’il n’y commence un stage de six mois.

Ce trentenaire a ensuite été renvoyé au Brésil où il attend depuis près de six mois de savoir s’il va être extradé vers les États-Unis… ou la Russie. En effet, Moscou affirme vouloir le poursuivre en justice dans le cadre d’une affaire de trafic de drogue. Un chef d’accusation qualifié de « douteux » par le ministère américain de la Justice qui estime que la Russie cherche seulement à rapatrier l’un de ses agents.

Cette bataille autour du sort de Sergueï Tcherkasov et le parcours extraordinaire de cet espion « sont symptomatiques de la manière dont la Russie gère aujourd’hui son célèbre programme d’illégaux », souligne Jenny Mathers, politologue et spécialiste du renseignement russe à l’université d’Aberystwyth au pays de Galles.

Les « illégaux » sont des agents envoyés par la Russie à l’étrangers pour mener une vie en apparence normale pendant des décennies avant d’être « activés » par Moscou pour espionner un pays cible.

Arrivé au début des années 2010 au Brésil, Sergueï Vladimirovitch Tcherkasov s’y construit une nouvelle vie sous le nom de Viktor Muller Ferreira. Le choix du pays n’est pas étonnant : « La Russie utilise de plus en plus l’Amérique du Sud pour la couverture de ses agents, car il est relativement facile de s’y procurer des faux papiers ; par ailleurs, le brassage ethnique présent dans de nombreux pays de la région fait qu’un ressortissant russe peut plus aisément se fondre dans le décor », note Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité russe et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.

L’agent dormant étudie ensuite les sciences politiques à la Trinity University de Dublin, puis les relations internationales à la célèbre université Johns-Hopkins University de Washington à partir de 2018. À l’issue de son cursus universitaire, il tape à toutes les portes possibles d’institutions dites sensibles et dont les secrets pourraient intéresser son véritable employeur : le GRU, le service russe du renseignement militaire. Sans les nommer expressément, le FBI cite « plusieurs entreprises américaines nécessitant des habilitations de sécurité, des banques américaines, des cercles de réflexion, des universités et un média ».

Une « légende » aussi détaillée que possible
C’est finalement la Cour pénale internationale qui l’accepte en stage en avril 2022. Un poste idéal pour un espion russe : « À l’époque, la cour a commencé à étudier les accusations de crimes de guerre russes en Ukraine, et si Tcherkasov avait pu y travailler, il aurait eu accès au système de mails et aurait pu fausser des preuves ou les détruire », souligne le quotidien britannique The Guardian.

Nul ne sait comment les autorités néerlandaises ont réussi à démasquer cet « illégal », mais son arrestation a entraîné un déballage de grande ampleur sur les efforts du GRU pour permettre à Sergueï Tcherkasov de s’approcher des cercles du pouvoir en toute discrétion. Les autorités brésiliennes et le FBI ont rendu publique une partie des communications qu’il a entretenues avec son officier traitant, des e-mails qu’il envoyait à des collègues pour se vanter de ses exploits universitaires et le document complet dans lequel l’agent détaillait sa « légende » (c’est-à-dire l’histoire de sa fausse vie).

Un récit unique qui souligne le soin apporté à chaque détail de cette couverture. « C’est clairement un travail très professionnel effectué depuis Moscou », assure Jeff Hawn. Toute la vie et l’œuvre de Viktor Muller Ferreira y figurent, depuis le divorce de ses parents jusqu’aux difficultés du petit Viktor pour se faire des amis en classe parce qu’il « ressemble à un Allemand ». On y découvre même pourquoi, enfant, il aimait prétenduement « regarder les voitures traverser le pont [de 13 km entre les villes, NDLR] de Rio et Niteroi ». Cette avalanche d’anecdotes prouve qu’à « l’heure des réseaux sociaux, il est devenu impératif de soigner encore plus sa ‘légende’ si on veut réussir à donner le change », assure Jeff Hawn.

Il est rare d’avoir un aperçu aussi complet sur les coulisses de la création d’un « illégal », mais « c’est probablement parce que les États-Unis veulent rappeler au monde que c’est une pratique à laquelle les services de renseignement russes ont encore largement recours », affirme Jenny Mathers.

N’est pas Kim Philby qui veut
Le programme des « illégaux » est, en effet, souvent associé à l’Union soviétique et des figures aussi célèbres que Kim Philby, agent double russe devenu dans les années 1950 l’un des plus hauts responsables des services britanniques de renseignement.

Mais « un peu par inertie bureaucratique et un peu par culture russe de l’espionnage, ce type d’opération de longue haleine a continué à être entretenu après la chute de l’URSS », assure Jenny Mathers. Pour cette experte, l’une des principales raisons de la survie des « illégaux » à l’âge d’Internet vient du fait que « les espions russes attachent une grande importance au renseignement humain et espèrent ainsi obtenir des informations de meilleure qualité ».

Les résultats de cet effort ne semblent cependant pas être à la hauteur des attentes. Sergueï Tcherkasov n’est pas le premier à se faire arrêter. En 2010, les États-Unis ont démasqué un réseau d’une dizaine d’espions qui vivaient depuis des décennies le « rêve américain » de la classe moyenne. Une affaire qui avait considérablement refroidi les relations entre Washington et Moscou.

Certes, « il y a probablement d’autres agents dormants qui sont encore en attente d’être activés », assure Jenny Mathers. Mais « chaque ‘illégal’ représente un investissement considérable en temps et en argent pour Moscou, donc les informations transmises doivent être de premier ordre. Or, pour l’instant, on n’a pas l’impression que le Kremlin bénéficie des meilleurs renseignements possibles sur les intentions américaines », note Jeff Hawn.

Pour lui, il ne fait guère de doute que Sergueï Tcherkasov finira par être extradé aux États-Unis, où « il servira probablement de monnaie d’échange entre les mains de Washington ». Peut-être pour Paul Whelan, un ressortissant américain condamné en 2020 à 15 ans de prison en Russie pour « espionnage ».

france24

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