Crise en Russie : quelle mouche a piqué la censure ?

La rébellion avortée d’Evguéni Prigojine, le patron du groupe Wagner, a été largement commentée et suivie sur les réseaux sociaux comme Telegram, mais aussi sur les chaînes d’État. Le censure d’Internet et des médias a certes été appliquée, mais dans des proportions moindres que ce qui aurait pu se passer. La preuve d’un régime dépassé par les événements ?

Mais que fait le censeur ? Lundi 26 juin, le patron du groupe Wagner Evguéni Prigojine, pourtant qualifié de « traître » par le président russe Vladimir Poutine, a pu publier sans encombre sa version de la rébellion qui a fait long feu ce week-end. Dans un pays qui, au fil des ans, a perfectionné sa machine à censurer jusqu’à être comparé à la Chine, pays référence en la matière.

“J’ai été étonné par la relative liberté laissée à la parole d’Evguéni Prigojine et ses partisans durant ces deux jours”, reconnaît Yevgeniy Golovchenko, spécialiste de la désinformation et censure à l’université de Copenhague (Danemark).

Google Actualités censuré
Tout avait pourtant commencé dans la grande tradition des régimes autoritaires désireux de mettre l’information sous cloche en temps de crise. Dès vendredi, l’agrégateur d’informations Google Actualités n’était plus disponible pour la plupart des internautes russes, a rapporté le Washington Post. Impossible, donc, d’avoir accès aux liens vers les articles couvrant les événements en Russie mis en avant par le géant américain du Net.

Les recherches concernant Evguéni Prigojine sur Yandex – l’alternative russe à Google – ne faisaient apparaître qu’une partie des réponses, remarque Tass, l’agence de presse officielle russe. « Des communautés liées au groupe Wagner sur les réseaux sociaux ont aussi été rapidement censurées », souligne Marielle Wijermars, spécialiste des questions de politique russe et de liberté d’expression sur Internet à l’université de Maastricht.

Mais par la suite, que ce soit sur Telegram, les autres plateformes Internet encore accessibles en Russie comme YouTube, et sur les chaînes de télévision étatiques, il n’y a pas eu de silence radio imposé. « C’est sûr que les Russes n’ont pas eu le Lac des cygnes comme seule émission à la télévision, comme en août 1991 [durant la tentative de coup d’État contre Mikhaïl Gorbatchev, NDLR]”, souligne Marielle Wijermars.

Pour elle, « ceux qui s’attendaient à ce que cette crise serve de prétexte à l’instauration d’une censure encore plus stricte ont pu être surpris”. La tendance depuis le début de la guerre indiquait que le Big Brother russe devenait de plus en plus sévère.

Il y a eu une multiplication des réglementations qui ont abouti à la censure de près de 500 sites entre février 2022 et février 2023, a analysé l’Open Observatory of Network Interference, un réseau international de surveillance de la censure sur Internet.

La très répressive loi de juillet 2022 interdisant toute critique de l’armée aurait largement suffi à bouter Evguéni Prigojine et ses soutiens hors d’Internet – le patron du groupe Wagner a justifié à plus d’une reprise sa rébellion par les « erreurs commises » par l’état-major des armées.

Une censure mal adaptée
Pourtant, le « rebelle » n’a eu « aucun mal à diffuser son message sur Telegram, et, plus surprenant encore, la télévision d’État a repris sa critique concernant les missiles envoyés par l’armée sur les mercenaires de Wagner. Certes, les médias officiels l’ont repris pour mieux le contrer, mais il n’en demeure pas moins qu’ils ont ainsi offert une tribune à celui qui s’était élevé contre l’armée régulière », souligne Yevgeniy Golovchenko.

« On pourrait croire que le censeur a été pris de court », suppose Yevgeniy Golovchenko. Mais pour cet expert, cette crise a surtout démontré que la machine à censurer russe est mal adaptée à ce type de situation. « Le régime aurait pu tout censurer, mais il risquait de perdre le contrôle sur la manière dont les événements étaient perçus par la population », note cet expert.

En effet, la rébellion d’Evguéni Prigojine « était devenue virale avant même que le Kremlin ait pu mettre en branle sa censure », précise Yevgeniy Golovchenko. Et les outils dont les autorités disposent sont peu efficaces pour faire disparaître rapidement un message – comme les critiques du patron de Wagner à l’encontre de l’armée – qui a déjà commencé à faire le tour du web.

C’est dans la nature même de la censure made in Russia. « En Chine, le système permet de censurer en fonction de mots clés, empêchant un discours anti-régime de se propager, alors que la Russie a une autre approche qui vise à faire taire des individus ou des organisations perçus comme dangereux », précise Marielle Wijermars.

La seule manière aurait été de fermer les canaux par lesquels Evguéni Prigojine et ses acolytes faisaient la promotion de leur « Marche de la justice ». En d’autres termes, il eut fallu couper Telegram. Ce qui est doublement problématique. D’abord, les autorités n’ont jamais prouvé qu’elles en étaient capables. « Elles ont essayé sans succès entre 2018 et 2020 », rappelle l’experte de l’université d’Amsterdam.

La censure pire que le mal ?
Ensuite, le remède aurait pu être pire que le mal. « Une partie des responsables à Moscou se tiennent aussi informés à travers ce qui se dit sur Telegram car ils ne font pas confiance aux autres sources d’information », note Marielle Wijermars. Ils n’ont donc aucune envie de se couper de Telegram. Sans compter que ce réseau « est devenu très important pour la communauté des ‘miliblogueurs’ (commentateurs militaires), déjà très remontés contre le pouvoir, et les priver de leur moyen de communication pourrait créer davantage de troubles », ajoute Yevgeniy Golovchenko.

Face à une menace intérieure comme le soulèvement d’un chef de mercenaires, le Kremlin « doit pouvoir rassurer non seulement la population, mais aussi les militaires et les services de sécurité », assure Marielle Wijermars. Ces derniers ne seront pas dupes si la censure tente de faire disparaître le problème à grands coups de ciseaux numériques. Dans ces conditions, autant reconnaître l’existence du problème « afin de pouvoir donner un signal fort qu’il est sous contrôle », résume cette experte.

Pour Yevgeniy Golovchenko, cette crise a démontré que le modèle de censure russe demeure différent de celui déployé par la Chine. Et c’est essentiellement parce que les internautes en Russie ont encore accès à des outils développés par des entités qui ne sont pas entièrement soumises au bon vouloir du régime en place comme en Chine. Telegram, créé par des Russes aujourd’hui exilés à l’étranger, demeure bien plus indépendant du pouvoir politique que Weibo.

france24

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