Sur les 104 survivants du naufrage de Pylos, en Grèce, il y a deux semaines, près de la moitié étaient des Égyptiens. Ces derniers mois, ils ont été de plus en plus nombreux à tenter de traverser la Méditerranée depuis la Libye, alors que les autorités égyptiennes se targuent de ne plus voir un bateau partir de ses côtes pour l’Europe. Explications.
La vidéo postée sur Facebook est poignante. La scène se déroule dans une maison de la province d’al-Charqiya, dans le delta égyptien du Nil, au nord du Caire. On y voit une dizaine de mères de famille pleurer la mort de leurs proches, deux semaines après le naufrage qui a fait au moins 82 morts et plusieurs centaines de disparus, au large de la Grèce.
L’une d’elles raconte le départ de son fils. « J’ai six personnes de ma famille sur ce bateau, mon fils et des cousins à lui. Ils se sont réunis et ont décidé de partir. Certaines personnes ont dû vendre leurs meubles pour avoir de l’argent. Il n’y a rien ici. Ces jeunes sont partis se sacrifier pour nourrir leurs familles […] Je ne savais pas que mon fils allait prendre la mer de cette manière [en bateau, ndlr]. Il est parti en Libye pour travailler mais là-bas il n’y a pas de travail non plus. Il est rentré et il nous a demandé de l’argent pour partir. »
Parmi les 104 survivants du naufrage, 43 sont des Égyptiens. Mais ils auraient été bien plus nombreux à bord. L’ONG Refugees Platform in Egypt (RPE), citée par l’AFP, rapporte qu’elle a reçu des dizaines d’appels de familles toujours sans nouvelle de leurs proches. Rien que dans deux villages de la province d’al-Charqiya, elles sont plus de 40.
Les Égyptiens, premier contingent d’arrivées en Italie en 2022
« On ne sait pas combien d’Égyptiens étaient à bord et les autorités n’ont pas annoncé le nombre d’Égyptiens disparus », affirme Nour Khalil, directeur de RPE. Seul un présentateur de talk-show proche du pouvoir s’est aventuré à donner un chiffre : selon lui, 200 Égyptiens étaient sur chalutier lorsqu’il a fait naufrage, à 80km des côtes du Péloponnèse.
« Cette tragédie s’ajoute aux nombreux incidents répertoriés ces derniers mois qui impliquent des Égyptiens. Autant d’éléments qui soulignent l’ampleur de la traversée de la Méditerranée par les migrants égyptiens au cours des 10 derniers mois », confirme à InfoMigrants Muhammad Al-Kashef, chargé de plaidoyer et chercheur consultant auprès des collectifs Watch The Med et Migreurop.
Les chiffres sont éloquents : en 2022, un migrant sur cinq arrivé en Italie était originaire d’Égypte, selon l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA). Ils sont le premier contingent d’arrivées dans ce pays – dont un tiers de tous les mineurs isolés y arrivant, selon Rome.
Situation socio-politique « misérable » et inflation record
En cause, la crise économique actuelle qui pousse de nombreux Égyptiens à se lancer sur les routes de l’exil, ainsi que la répression des droits de l’Homme mise en place par le président Abdel Fattah Al-Sissi, au pouvoir depuis 2014. « Le plus important est l’abus et la répression de l’État, dénonce le chercheur Muhammad Al-Kashef. La situation socio-politique est misérable depuis une dizaine d’années. »
Les militants des droits de l’Homme, opposants politiques ou même journalistes enlevés ou accusés de terrorisme et emprisonnés sont nombreux, à l’image d’Alaa Abdel Fattah, une figure de la révolution de 2011, derrière les barreaux depuis 2021, malgré la pression de nombreuses organisations internationales pour le libérer. D’après Amnesty International, l’Égypte compte aujourd’hui plus de 60 000 détenus d’opinion.
« À cela s’ajoute la crise économique provoquée par le gouvernement actuel », rapporte le chercheur. À cause d’une dette colossale, de la guerre en Ukraine et de la chute du tourisme, l’inflation a atteint un niveau historique depuis un an : les produits de consommation ont explosé en un an pour atteindre 32,7 % d’inflation, selon les données de l’Agence centrale égyptienne des statistiques Capmas.
L’Égypte barricade sa frontière méditerranéenne
Pour fuir ces conditions de vie, de nombreux Égyptiens ont tenté de rejoindre l’Europe ces dernières années. Mais là aussi, le régime du maréchal Sissi a considérablement renforcé la surveillance de sa façade maritime pour empêcher les départs illégaux. En grande partie avec le soutien financier de l’Europe.
L’été dernier, l’Union européenne (UE) a signé avec l’Égypte un accord pour la première phase d’un programme de gestion des frontières d’un montant de 80 millions d’euros, dont 23 millions d’euros pour financer « l’équipement de surveillance des frontières maritimes ». Le mois dernier, le président français Emmanuel Macron reconnaissait, de son côté, Le Caire comme « un partenaire essentiel de l’UE dans la lutte contre l’immigration clandestine », selon la présidence égyptienne.
Si des dizaines d’Égyptiens ont été victimes du drame de Pylos, certains pourraient aussi en être tenus responsables. Soupçonnés d’avoir piloté le navire, neuf d’entre eux ont été dénoncés par les survivants et arrêtés par la police grecque après le naufrage. Ils ont été inculpés pour trafic illégal d’êtres humains et homicide par négligence. Ils ont plaidé non coupable et affirment qu’ils avaient payé eux aussi pour leur passage en Italie. Âgés de 20 à 40 ans, ils encourent une peine de prison à vie, selon la loi grecque.
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