Cinéma: «Les algues vertes», enquête sensible sur une algue tueuse

Sur les écrans en France sort ce mercredi 12 juillet le film Les algues vertes, un long métrage de fiction de Pierre Jolivet, adapté d’une bande dessinée racontant l’enquête de la journaliste Inès Léraud sur les effets de la pollution agricole sur les côtes de Bretagne. Un sujet sensible dans cette région où l’agro-industrie est toute-puissante et le tourisme une importante source de revenus.

La bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite, signée d’Inès Léraud et de Pierre Van Hove, a été un très grand succès de librairie au-delà des marches de Bretagne, depuis sa sortie en 2019. Vendue à plus de 145 000 exemplaires, elle a été traduite dans plusieurs langues.

Couronné de nombreux prix, le livre raconte le travail d’enquête mené par la journaliste pendant sept-huit ans sur le terrain pour expliquer l’origine des algues vertes qui polluent les côtes, démontrer leur potentielle dangerosité (elles produisent en se décomposant du sulfure d’hydrogène, un gaz mortel à forte concentration) et secouer l’inertie des pouvoirs publics pour qu’ils prennent des mesures.

« Pas moins de trois hommes et 40 animaux ont été retrouvés morts sur les plages bretonnes. L’identité du tueur est un secret de polichinelle : les algues vertes », c’est le préambule du livre.

Couverture de la bande dessinée «Les Algues vertes», d’Inès Léraud et Pierre Van Hove.
Couverture de la bande dessinée «Les Algues vertes», d’Inès Léraud et Pierre Van Hove. 

Inès Léraud laboure ce territoire depuis des années. Installée en Bretagne pour mieux enquêter – le film le raconte –, elle a produit pour France Culture une série d’émissions (Le Journal breton) sur l’évolution du monde rural en centre Bretagne, l’industrialisation de l’élevage et son corollaire l’industrie agro-alimentaire, qui ont connu un grand succès avant d’être arrêtées, brutalement et sans explications.

Micro au poing, mêlant douceur et détermination dans son approche, elle se fait fort de donner tort à cette fameuse sentence de Daniel Mermet : « Le journaliste local, il sait tout, mais il ne peut pas dire grand-chose, et le journaliste national, lui, peut tout dire, mais il ne sait pas grand-chose ». C’est l’une des répliques du film.

Le tournage, un « parcours de combattant »

Elle a acquis à côtoyer habitants, acteurs économiques, associatifs et politiques une vraie légitimité et une fine connaissance du terrain, qu’elle partage avec l’équipe de journalistes-enquêteurs de Splann – qu’elle a contribué à créer – comme la journaliste de Radio Kreiz Breizh, Morgan Large, plusieurs fois menacée aussi dans son travail, ou encore Nicolas Legendre, correspondant du quotidien Le Monde pour la Bretagne et auteur d’un riche livre-enquête sur le « système » agro-industriel breton, Silence dans les champs. Un enracinement qui a été précieux pour ouvrir des portes au moment des repérages puis du tournage du film dont Inès Léraud est la coscénariste aux côtés de Pierre Jolivet.

Un tournage qui a été un « vrai parcours de combattant », racontait le réalisateur Pierre Jolivet, lors de l’avant-première du film à Rennes, en Bretagne. Il a tourné le plus souvent caméra à l’épaule faute de pouvoir installer des équipes plus conséquentes tant il se heurtait à la mauvaise volonté de certains élus qui craignaient, en autorisant le tournage, de dévaloriser l’image de la commune ou de se mettre à dos certains acteurs économiques.

La presse régionale, Ouest-France et Le Télégramme, s’est largement faite l’écho des démêlés de la production avec les responsables locaux dès les premiers tours de manivelle. La presse nationale également. L’histoire sentait le soufre, ou en l’occurrence l’œuf pourri, et les films qui portent des problématiques environnementales sont rares. Tourné essentiellement dans le Finistère-nord, et autour de la baie de Saint-Brieuc où se concentrent ces fameuses algues, le tournage s’est souvent heurté à l’hostilité des autorités locales : mauvaise volonté des maires qui, enfreignant la loi qui protège les tournages par un « droit d’usage », imposent des contraintes ou ignorent les demandes de la production, comme celle de fermer provisoirement l’accès d’une rue.

« Un tournage, c’est inscrire une équipe technique dans le monde réel, et donc avoir des liens avec des mairies, des entrepreneurs, des particuliers, racontait le régisseur Benjamin Clauzier lors de la projection publique à Rennes, et on a eu plein d’embûches… mais autant il y a eu des personnes qui nous ont mis des bâtons dans les roues, autant on a eu du soutien d’autres mairies, d’autres particuliers. » Exemple de soutien pointé par Inès Léraud, coscénariste du film, la mobilisation des habitants à Saint-Michel-en-Grève, dans les Côtes-d’Armor, pour libérer des accès à l’équipe de tournage.

Il a ainsi manqué des décors importants, comme de pouvoir tourner dans une porcherie, un lieu clé à la source de la pollution puisque la Bretagne se place en sixième position européenne pour la taille de son cheptel porcin, ou encore de filmer dans la déchetterie où travaillait un ramasseur d’algues décédé – Thierry Morfoisse en 2009 – avant qu’elle ne cède, rappelle Pierre Jolivet, sous la pression des mouvements de défense de l’environnement.

Présentes dans la mer à l'état naturel, les algues vertes deviennent un problème lorsqu'elles prolifèrent à cause des nutriments charriés par les rivières et provenant pour l'essentiel de l'agriculture.
Présentes dans la mer à l’état naturel, les algues vertes deviennent un problème lorsqu’elles prolifèrent à cause des nutriments charriés par les rivières et provenant pour l’essentiel de l’agriculture. 

Le succès des avant-premières publiques

Présenté en avant-première dans nombre de salles en Bretagne depuis le printemps, le long-métrage a fait salle comble à chaque fois. Des projections accompagnées de débats animés par les protagonistes du film : le réalisateur et les producteurs, Inès Léraud, bien sûr interprétée par la comédienne Céline Sallette, les familles des victimes, mais aussi des lanceurs d’alerte, des responsables d’associations de défense de l’environnement qui apparaissent tous sous leurs véritables noms dans le film.

Une vraie preuve de confiance, soulignait le réalisateur Pierre Jolivet lors de la présentation du film à Rennes, C’est que le film, même s’il s’agit d’une œuvre de cinéma avec de l’émotion et du suspense puisque la journaliste piste un véritable tueur en série, est fidèle à l’enquête, au terrain, et se veut le reflet de la vraie vie. Il y a une scène très forte par exemple dans laquelle transparaît toute la détresse d’un paysan étranglé par ses dettes.

Ces projections publiques ont été l’occasion de témoignages et d’échanges nourris avec un public gagné à la cause que défend Inès Léraud : expliquer la présence de ce fléau sur les côtes et, au-delà, donner les clés pour réfléchir ensemble à la façon de produire autrement en respectant mieux la nature et ceux qui la travaillent.

Dans le film de Pierre Jolivert, comme dans le travail d'enquête d'Inès Léraud, les agriculteurs sont également victimes d'un système coopératif et financier qui ne leur laisse aucune marge de manoeuvre et les étrangle comme Guyvarch interprété par le comédien Hervé Mahieux.

Dans le film de Pierre Jolivert, comme dans le travail d’enquête d’Inès Léraud, les agriculteurs sont également victimes d’un système coopératif et financier qui ne leur laisse aucune marge de manoeuvre et les étrangle comme Guyvarch interprété par le comédien Hervé Mahieux.
 

Des questions de fond qui touchent à des intérêts divergents. Questionner la pertinence d’un modèle de production agricole est parfois mal perçu quand ce modèle productiviste est érigé en système. Le film raconte aussi les menaces et pressions subies par les lanceurs d’alertes. Après une projection à Lannion par exemple la semaine passée, une altercation a opposé des participants au débat qui a suivi une projection et un groupe de membres des Jeunes agriculteurs, syndicat de la FNSEA.

Un sujet sensible aussi au niveau des instances politiques régionales. Le film a été soutenu par le Conseil régional de Bretagne, après avoir essuyé plusieurs refus au cours des différents comités de sélection. Mais, parmi les élus, tous n’y étaient pas favorables.

Ainsi une élue expliquait dans le quotidien Ouest-France pourquoi elle s’était opposée à ce financement : « Voter cette subvention alors que le film sortira au printemps prochain, avant la saison touristique et au moment du lancement du troisième programme de lutte contre les algues vertes n’est pas responsable.

C’est verser 250 000 euros d’argent public pour amplifier l’agribashing qui fait tant de mal à l’agriculture bretonne ». Ces élus et les syndicats agricoles majoritaires comme la FNSEA dénoncent un film « à charge » contre le modèle agricole existant.

« Dans cette histoire, les agricultrices et agriculteurs ne sont que des pions, au détriment desquels d’immenses richesses se créent, dans leur dos, insiste Inès Léraud. Je voudrais que le plus possible d’entre elles et eux voient ce film ! » Un film aux vertus pédagogiques évidentes, d’ailleurs les politiques sont invités à le voir puisque des projections sont organisées à l’Assemblée nationale, au Sénat et au Parlement européen.

Car avant d’être une histoire de cinéma, ce dossier est d’abord politique et témoigne de la nécessité de questionner des choix économiques faits il y a des décennies.

rfi

You may like