L’écrivain Milan Kundera, auteur de «L’Insoutenable légèreté de l’être», est mort

Le romancier tchèque naturalisé français s’est éteint ce 12 juillet 2023, à l’âge de 94 ans. La parution en 1984 de son livre L’Insoutenable légèreté de l’être, considéré comme un chef-d’œuvre, l’a fait connaître dans le monde entier. Milan Kundera s’était réfugié en France en 1975 avec son épouse, Vera, fuyant la Tchécoslovaquie communiste. 

Avec l’Américain Philip Roth, disparu en 2018, et le Sud-Africain John Coetzee, naturalisé australien depuis presque quinze ans, Milan Kundera appartenait à la dernière génération de grands romanciers de langue européenne du XXe siècle. Ces géants des lettres mondiales s’étaient donné pour mission de raconter la comédie sociale et politique de leur époque, à travers des fictions situées aux confluents de la critique sociale et la réflexion philosophique. Leurs œuvres mettent en scène le naufrage avancé de l’immense civilisation occidentale victime de son hubris et de ses propres contradictions. 

C’est ce délitement programmé de son univers qu’a retracé Milan Kundera, à travers son œuvre aussi visionnaire qu’iconoclaste. Une œuvre grave, nourrie d’une connaissance profonde des classiques, anciens et modernes. Reprenant à son compte l’idée de « littérature mondiale » chère à Goethe, l’écrivain franco-tchèque avait inscrit ses écrits dans la tradition des grands romanciers européens, de Rabelais à Joyce, en passant par Sterne, Fielding, Diderot, Flaubert.

Sa production, composée de romans et d’essais, doit sa cohérence, aimait-il proclamer, autant à Cervantès, qui voyait le monde comme un tourbillon de vérités contradictoires qu’à Kafka, selon lequel la vie était dominée par les forces de l’irrationnel et du chaos. 

Défenseur d’une conception à la fois ludique et pensive de la prose romanesque, Kundera a fait avancer à son tour l’art du roman en en faisant un outil d’exploration de la tragédie de notre condition humaine, comme en témoignent d’emblée les titres de ses romans : La Vie est ailleursL’ImmortalitéL’IdentitéL’IgnoranceLa Fête de l’insignifiance… 

Une jeunesse placée sous le signe de Janacek et Marx 

Né le 1er avril 1929, à Brno, Milan Kundera a grandi dans cette ville, la deuxième plus importante de l’actuelle République tchèque. « Je suis né un 1er avril. Ce n’est pas sans impact sur le plan métaphysique », aimait répéter l’écrivain, inscrivant sa quête identitaire personnelle dans un mouvement plus large, celle de la quête du sens à travers la littérature, l’art et la pensée en général. 

Le fait d’être né dans une famille de musicologues a aussi eu un impact profond sur le devenir intellectuel du futur écrivain. Son père, Ludvik, était un pianiste de renom, professeur au conservatoire et disciple du célèbre compositeur tchèque Leos Janàcek. Le fils était destiné à faire carrière dans la musique, mais celui-ci opta pour la littérature, au grand désespoir de son père. 

Toutefois, Milan Kundera, qualifié par la critique de « romancier mélomane », n’a jamais vraiment oublié ce qu’il devait à la musique. Publié à l’âge de 23 ans, son premier livre, L’homme, un vaste jardin, était un recueil de poésie, dédié à la mémoire de Pavel Haas, qui fut son professeur de composition musicale. Plus tard, analysant son travail d’écrivain, Kundera avait reconnu que la structure polyphonique de son œuvre littéraire ainsi que la progression thématique plutôt que chronologique de ses intrigues romanesques avaient partie liée à sa formation musicale. 

« M » comme « musique », mais aussi comme « marxisme », idéologie qui exerça également une influence majeure sur le devenir du futur romancier. Contemporain de la Tchécoslovaquie née de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois en 1918, le jeune Milan Kundera vécut dans sa chair l’histoire tragique de son pays anéanti par l’invasion hitlérienne (1939). Le partage de l’Europe entre les grandes puissances au sortir de la Seconde Guerre mondiale réduisit de nouveau au néant l’espoir des Tchèques de voir leur pays renaître de ses cendres. 

Kundera a 19 ans lorsqu’en 1948 les communistes prennent le pouvoir à Prague. Il lit tout Marx, prend la carte du Parti, tout en militant pour un « socialisme à visage humain ». Il avait entre-temps quitté Brno et est venu s’installer dans la capitale. Il fréquente l’université, s’essaie à l’art, écrit de la poésie, compose de la musique. Il croit aux idéaux communistes, comme il le déclarera en 1984, dans une interview au Monde des livres, où il affirmait que le communisme l’avait « captivé autant que Stravinsky, Picasso et le surréalisme ». 

Effervescence créative et artistique 

À partir de 1953, à la faveur de la détente idéologique qui régnait dans les pays de l’Est après la disparition de Staline, la Tchécoslovaquie a connu, pendant une décennie, une grande effervescence créative et artistique. Les années 1950-1960 furent ainsi particulièrement fécondes pour l’apprenti écrivain Kundera, qui s’imposa à cette époque sur la scène littéraire pragoise d’abord comme poète, avant de se faire connaître comme nouvelliste et romancier. 

La prose romanesque de Milan Kundera, partagée entre le réalisme lucide et le goût pour l’ironie et la polémique, plaît. Ces qualités sont manifestes dans le recueil de nouvelles, Risibles amours, qu’il publie en 1963, suivi d’un premier roman, La Plaisanterie, paru en 1967. Les deux ouvrages connaissent un très grand succès dans le pays et installent la réputation de leur auteur comme un conteur talentueux et prometteur. Sa réputation dépasse les frontières nationales, avec la traduction à l’étranger, notamment en France, de ses nouvelles. 

Or, malheureusement pour les Pragois, la détente sera de courte durée. En 1968, l’écrasement du Printemps de Prague par les troupes du pacte de Varsovie met fin à l’espoir de la renaissance et la réaffirmation de la culture tchèque. Devenu suspect aux yeux du régime à cause de ses revendications pour la suppression de la censure, une cause qu’il avait défendue haut et fort lors du congrès des écrivains tchécoslovaques de 1967, Kundera est mis à l’index par le régime. L’écrivain est exclu du Parti, licencié de la faculté du cinéma de Prague où il donnait des cours de littérature. Ses livres sont retirés des librairies et des bibliothèques, alors même que son prestige au niveau international ne cesse de croître. 

En automne 1968, quelques semaines après l’entrée des chars soviétiques dans Prague, le romancier se retrouve à Paris pour le lancement de son livre La Plaisanterie, publié en France par les éditions Gallimard. Le grand poète françaisAragon qui l’avait pris sous son aile, en écrivit la préface, mettant en avant l’engagement de l’auteur contre la dictature. Il qualifia la prise en main de la Tchécoslovaquie comme un véritable désastre, « un Biafra de l’esprit ». Le public français réserva un accueil enthousiaste au premier roman de cet écrivain quasi inconnu, mais devenu, grâce à la magie de son écriture, l’icône de tout un peuple aspirant à la liberté et à la dignité. 

Exil et rayonnement 

À son retour au pays, Kundera se retrouve mis au ban comme nombre d’intellectuels qui avaient osé contester le régime. Interdit d’exercer des métiers à la mesure de ses talents, il est contraint à l’exil. En 1975, avec son épouse, Vera, il s’installe en France où il compte des amis dans le milieu littéraire.  

Ce départ pour l’étranger est vécu comme une libération par l’écrivain dont les moindres mouvements étaient surveillés dans son pays, ses conversations téléphoniques étaient enregistrées par la police secrète tchécoslovaque. Naturalisé français en 1981, il peut désormais poursuivre sa carrière littéraire sans craindre la censure. Pour gagner sa vie, il donne des cours de littérature dans une université à Rennes, avant d’être recruté par l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, pour diriger un séminaire 

Dans les années 1980, Milan Kundera qui est une figure majeure de l’écurie Gallimard, occupe une place de premier plan dans la vie littéraire française. Ses séminaires parisiens sont très courus. Ses élèves s’appellent Alain Fienkielkraut, Christian Salmon, Danièle Sallenave, Gilles Bernheim… Dans une série de reportages qu’elle a consacrés récemment à la vie et l’œuvre de Kundera (1), la journaliste du Monde, Ariane Chemin, a raconté la dette de l’élite intellectuelle française envers ce maître « venu du froid ». 

Il leur a fait découvrir la richesse des littératures de l’Europe de l’Est, longtemps méconnues de ce côté-ci du « rideau de fer ». Il leur a fait lire les œuvres des Franz Kafka, des Robert Musil, des Herman Broch, des Withold Gombrowicz et quelques autres grands fondateurs du roman moderne européen. 

Aujourd’hui, on retrouve l’essentiel des enseignements de Kundera dans les quatre volumes d’essais sur la littérature (L’Art du romanLes Testaments trahisLe Rideau et Une rencontre), que le romancier publia entre 1986 et 2009. Dans les pages magistrales d’érudition et d’intuition, l’écrivain brosse, à travers des références constantes à ses maîtres-à-penser en littérature, sa propre vision de l’écriture romanesque comme un art (dans le sens artisanal du terme), inhérente à ses propres romans. 

Rien n’illustre mieux l’art du roman selon Milan Kundera que son livre phare L’insoutenable légèreté de l’être, qui a fait de lui une star planétaire. Paru en 1984, cet ouvrage est une éblouissante ode à l’amour et à la liberté, sur fond du totalitarisme communiste.

À mi-chemin entre auto-fiction et méditation philosophique, il est l’exemple sans doute le plus réussi de cette catégorie du « roman qui pense », devenue la marque de fabrique de l’auteur franco-tchèque. Le roman s’est vendu à plus de 1,3 million d’exemplaires en France et a été traduit en une trentaine de langues à travers le monde. En 1988, il a été adapté au cinéma avec la Française Juliette Binoche et le Britannique Daniel Day-Lewis dans les rôles principaux. 

Ce succès fut un tournant dans la carrière littéraire de Milan Kundera. Soucieux de toucher le plus grand nombre de lecteurs, mais frustré de devoir passer par la traduction, l’écrivain abandonne la langue tchèque pour le français. Les historiens de la littérature répartissent l’œuvre kundérienne entre un cycle tchèque, composé des six premiers romans de Kundera et de son recueil de nouvelles, et un cycle français qui débute avec le septième roman du maître, La Lenteur, paru en 1995. Outre les quatre romans rédigés en français, ce dernier cycle compte les quatre tomes d’essais, riches en analyses et vision originale de la littérature comme un phénomène post-national et universel. 

Impossible retour au pays natal 

Paradoxalement, le passage à l’écriture en français de Milan Kundera correspond à la période de la chute du Mur de Berlin et la renaissance des anciens pays du bloc de l’Est. Dès 1989, les Kundera pouvaient retourner librement dans leur pays natal, s’y installer s’ils le souhaitaient, d’autant que la nationalité tchèque dont le romancier avait été destitué lui sera restituée, certes seulement en 2019. Pendant longtemps, le bruit a couru à Prague selon lequel le couple séjournait régulièrement dans leur pays natal, mais incognito, pour ne pas être dérangés. 

Depuis son départ pour la France en 1975, l’éxilé le plus célèbre de la Tchéquie a entretenu avec son pays natal des rapports compliqués. Ces rapports se sont détériorés un peu plus lorsque, en 2008, un magazine tchèque a publié dans ses pages les procès-verbaux de la police datant des années 1950. Ces documents, non-signés, suggéraient qu’à l’âge de 20 ans, Kundera se serait présenté spontanément aux autorités pour dénoncer la présence illicite sur le territoire national d’un étudiant déserteur, passé aux Américains. Les amis du l’écrivain ont dénoncé cette opération, qualifiant publiquement l’affaire d’« une odieuse campagne de calomnie ». 

Le thème du retour au pays natal est au cœur de L’ignorance, l’un des derniers romans de Milan Kundera. Ce retour nostalgique dont ils attendaient beaucoup, s’avère impossible pour les deux protagonistes du récit qui se découvrent étrangers à ce qu’est devenue la République tchèque. Et« si le concept de chez soi n’est pas finalement une illusion, un mythe  », se demandait le romancier dans un entretien qu’il a donné au New York Times, en 1981. 

Un mythe auquel le romancier a toujours affimé ne pas attacher beaucoup d’importance. Pour Milan Kundera, Prague n’était plus dans Prague car, comme il le déclara un jour aux journalistes du magazine allemand Die Zeit, qu’en quittant Prague, il avait emporté dans sa valise son Prague à lui « son parfum, sa saveur, sa langue, son paysage, sa culture ». C’est sans doute ainsi en disant et redisant l’insoutenable légèreté des racines qu’on devient Milan Kundera. 

rfi

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