Face aux violences urbaines qui ont embrasé la France, Emmanuel Macron, comme plusieurs membres du gouvernement, a appelé les parents des jeunes émeutiers à « la responsabilité ». Le sociologue Fabien Truong analyse ce discours politique.
De nombreux mineurs ont été arrêtés au cours des émeutes qui ont éclaté après la mort de Nahel lors d’un contrôle de police, le 27 juin à Nanterre (Hauts-de-Seine). Face à ces violences, commises parfois par de jeunes adolescents de 12 ou 13 ans, l’exécutif s’est tourné vers les parents. Lors d’une prise de parole le 30 juin, Emmanuel Macron a ainsi appelé les pères et les mères à « la responsabilité » pour qu’ils gardent leurs enfants « à leur domicile », une fois la nuit tombée. Au sein du gouvernement, plusieurs ministres ont aussi rappelé aux adultes « leurs devoirs », en particulier en matière d' »autorité parentale ».
Le chef de l’Etat s’est également dit favorable à la possibilité de « sanctionner financièrement et facilement les familles, une sorte de tarif minimum dès la première connerie ». Quant au ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, il a annoncé la diffusion de « flyers » à destination « des parents » pour expliquer « en termes simples », à ceux qui les « auraient oubliées », quelles sont leurs obligations. Pour le sociologue Fabien Truong, professeur à l’université Paris 8 et auteur de l’essai Jeunesses françaises, ce type de discours « humiliant » passe à côté du problème.
Franceinfo : Emmanuel Macron en a appelé « à la responsabilité » des parents qui, selon lui, doivent garder leurs enfants « à leur domicile ». Cela signifie-t-il qu’il y a des parents irresponsables ?
Fabien Truong : Ces propos témoignent d’un côté quelque peu hors-sol, éloigné du terrain. Avec les nuits de violences urbaines des derniers jours, les jeunes des quartiers populaires ont d’un seul coup été extrêmement visibles. Mais il faut bien rappeler qu’il s’agit d’une minorité de la jeunesse de ces quartiers qui est sortie la nuit. Et parmi cette minorité, on a principalement des garçons. Les filles sont peu présentes, alors que c’est quand même la moitié de la population. Les plus âgés ne sont pas du tout sortis ou très peu. Et à l’intérieur de cette tranche d’âge adolescente, rappelons qu’une toute petite partie seulement était dans la rue. La très grande majorité des parents des quartiers populaires tiennent leurs enfants le soir, il ne faut pas se laisser piéger par les images spectaculaires.
Pendant toute la séquence du Covid-19, la nation a applaudi tous les travailleurs essentiels qui ont continué à faire fonctionner le pays. On a vu que ces travailleurs, ce sont les parents qui habitent dans les quartiers populaires et qui vont travailler dans les centres-villes. Ce sont toutes les personnes qui travaillent dans la logistique, les routiers, les taxis, les livreurs de nourriture, les femmes de ménage, toutes celles qui travaillent dans les métiers du « care », y compris la nuit, dans les hôpitaux.
On pense aux infirmières, aux ambulanciers, et à toutes celles qui gardent les enfants des autres parents… Sans parler de ceux qui font les trois-huit dans les usines. On sait que ces métiers sont les plus diffusés dans les quartiers populaires. Beaucoup de parents sont investis dans l’éducation de leurs enfants, les suivent au plus près, mais ils travaillent aussi de nuit. Ils ne peuvent pas être aussi présents qu’ils le voudraient.
Sur les près de 3 700 personnes interpellées par la police et la gendarmerie, 60% n’étaient pas connues de la police, a précisé Gérald Darmanin lors de son audition au Sénat. Que dit ce chiffre, selon vous, du profil des émeutiers ?
Cela montre qu’on n’est pas face à des bandes de délinquants en puissance et organisés en tant que tels, les profils des jeunes interpellés n’ont souvent pas grand-chose à voir avec ça. Ceux qui sont sortis sont essentiellement des adolescents, autour de l’âge de Nahel, car il y a un phénomène d’identification très fort. Ils connaissent les contrôles qui se passent mal et qui laissent des traces. Et puis, il y a eu un effet d’excitation, l’expression d’une colère mal placée avec des phénomènes d’entraînement collectifs.
« Il ne faut pas voir dans ces gamins des stratèges politiques aguerris : ils se sont exprimés avec ce qui leur tombait sous la main, à hauteur adolescente. »
Fabien Truong, sociologue à franceinfo
Ce que l’on voit, c’est qu’on est en train de perdre un certain nombre de ces jeunes, par manque de présence éducative adulte au quotidien dans un contexte de concentration des problèmes socio-économiques. Beaucoup ont le sentiment d’être dans une impasse : la plupart de leurs relations sont empreintes de violence sociale, ils peinent à se projeter dans le futur et ont l’impression que le présent sera toujours pire. La seule manière de les récupérer, c’est d’instaurer une relation d’écoute et de confiance.
« Des adolescents de 13 ans qui traînent la nuit dans les rues, ce n’est pas normal », a déploré Eric Dupond-Moretti dans Le Parisien. Est-ce que ces propos recouvrent une réalité ? Y a-t-il beaucoup d’adolescents qui se soustraient à l’autorité de leurs parents, y compris la nuit ?
Ce n’est certes pas normal, mais il faut préciser de quoi on parle. Il y a eu surtout un effet d’opportunité, en l’occurrence, pour exprimer une colère rentrée et profonde. D’habitude, ces gamins « qui traînent la nuit », comme dit le ministre, il y en a quelques-uns, mais pas tant que ça non plus. Dans le contexte des violences urbaines, ce sont des gamins désœuvrés, et qui ont perdu confiance en l’avenir, qui ont cédé à la tentation, car il se passait un truc excitant, dans la foulée d’un meurtre révoltant. Mais la plupart du temps, il ne se passe rien le soir. Il y a quelques gamins qui dealent, ça c’est vrai, et qui bossent la nuit pour tenir les « fours » [les zones de deal de drogue], mais il ne faut pas croire que des bandes entières se baladent la nuit, parce qu’il n’y a vraiment rien à faire dans les quartiers le soir, rappelons-le.
On peut toutefois noter que, de manière générale, s’il y a plus de jeunes dehors, dans l’espace public, au sein des quartiers, c’est aussi parce que beaucoup ne sont pas bien chez eux. Ils vivent dans des logements petits, souvent vétustes. La norme sociale, c’est une chambre par enfant. Or, dans beaucoup de familles dans ces quartiers, les enfants dorment à plusieurs dans la même chambre. Ils sont aussi dehors parce qu’il n’y a pas de place à la maison.
« Le discours sur la responsabilité est facile à tenir quand chaque enfant a une chambre à soi, ses propres jouets, sa tablette… »
Fabien Truong, sociologue à franceinfo
Le ministre de la Justice a également menacé de sanctionner plus sévèrement les parents, poursuivis en cas de défaut d’éducation. Que pensez-vous d’une telle proposition ? Peut-on vraiment démontrer l’existence d’un lien de cause à effet entre l’infraction pénale commise par le mineur et le défaut d’éducation des parents ?
Des gamins laissés seuls, livrés à eux-mêmes, risquent mécaniquement de passer à l’acte, mais il n’y a pas de lien de causalité systématique avec la responsabilité des parents. Ceux qui sont passés à l’acte avaient surtout la rage au cœur et ont vu un effet d’opportunité. Ces propos, qui renvoient les parents à leurs responsabilités individuelles, sont doublement blessants. Surtout quand vous êtes parents, que vous travaillez la nuit et qu’on dit de vous que vous ne faites pas ce qu’il faut. C’est un discours ethnocentriste, que l’on ne peut tenir que dans les classes supérieures, quand on a par ailleurs les moyens d’avoir tout un tas de personnes qui peuvent travailler à votre service, notamment quand vous n’êtes pas là pour vos enfants. On est aussi dans une rhétorique de l’individu qui pourrait s’auto-déterminer, en faisant fi des conditions matérielles d’existence.
Et puis, si on veut parler de responsabilités, parlons aussi des responsabilités collectives. Il faut remettre les choses à plat, sur la question du deal notamment. Qui vient consommer ? On voit par exemple les voitures qui viennent de Paris jusque dans les quartiers. Ce sont des consommateurs aisés, qui entretiennent un système où les uns sont reliés aux autres. Posons la question des risques partagés. Car les premières victimes du deal, ce sont les habitants des quartiers populaires, qui subissent le trafic, les règlements de comptes…
Emmanuel Macron a également soumis l’idée de « sanctionner financièrement » les parents, en mettant en place « une sorte de tarif minimum dès la première connerie » commise par leur enfant. Le président du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale, Olivier Marleix, a lui réclamé « la suppression des allocations familiales pour les parents d’enfants délinquants ». Quel regard portez-vous sur ce genre de proposition ?
En faisant cela, on ne ferait qu’empirer les choses, économiquement parlant, pour ces familles. Et faire croire que les individus seraient seulement intéressés par leur porte-monnaie est aberrant. On est dans la phrase choc et on va contre l’investissement éducatif dans le temps long. Dans le temps court, ce genre de proposition va surtout détricoter la confiance de ces quartiers dans la pertinence du politique. Ces mesures ne sont pas adressées aux familles des quartiers. Elles s’adressent plutôt à un électorat qui ne vit pas dans ces quartiers. Il faudrait au contraire essayer d’entendre la colère des adolescents pour renouer un lien, en s’en donnant les moyens humains, plutôt que d’essayer de grappiller des voix avec des propositions complètement déconnectées du réel.
On le sait, une grande partie du problème réside dans les rapports avec la police, qui sont extrêmement problématiques. Si au lieu de s’y attaquer, on choisit de taper toujours plus fort, si on choisit la logique répressive, la prochaine vague de violences sera encore plus forte elle aussi.
« L’autorité ne se gagne jamais de cette manière, surtout avec des gens en souffrance. »
Fabien Truong, sociologue à franceinfo
Il faut avoir un discours de vérité sur ces problèmes éducatifs. Je ne dis pas d’être dans la légèreté et la naïveté : les jeunes qui ont cassé, pillé ou incendié vont être sanctionnés. Ils doivent l’être. Mais sans accompagnement et sans compréhension de pourquoi ils écopent de telle ou telle sanction et de comment on la dépasse, pour se projeter, on sait que ça ne marchera pas. Et on va rater un tournant éducatif.
Les parents ne sont pas les seules figures d’adultes auxquelles les enfants et adolescents sont confrontés. Cette responsabilité éducative n’est-elle pas aussi sociétale ?
Les adolescents qui ont participé aux violences dans les quartiers sensibles n’ont pas assez d’oreilles adultes autour d’eux. C’est très clair. Certaines familles sont cassées : leurs parents sont en prison, d’autres sont morts ou à l’étranger… Ce n’est pas le cas de toutes les familles mais, statistiquement, il y en a plus qu’ailleurs. C’est un effet de concentration.
Ce qu’il faut, c’est davantage d’adultes qui vont faire un travail d’écoute, de dialogue, que ne peuvent pas faire ces parents. Or, on a cassé le travail social : il n’y a pas assez d’éducateurs de rue, et ceux qui restent sont sous-payés. C’est une profession déclassée. Au même titre que les enseignants, mal payés et déconsidérés en France, qui doivent gérer 30 enfants par classe.
« C’est impossible pour les enseignants de donner une oreille à chacun. Le travail social nécessite une volonté politique. Le travail éducatif dépasse le temps politique, en tout cas celui de l’élection. »
Fabien Truong, sociologue à franceinfo
Pour l’heure, on préfère rouler des mécaniques avec des réponses répressives, préconisant « une paire de claques et au lit », pour reprendre les termes du préfet de l’Hérault. Pour tous les gens dans les quartiers, ce genre de réponse est humiliante, car on ne se rend pas compte des efforts déployés par beaucoup d’adultes autour de cette jeunesse. Et qui font que les choses, depuis si longtemps, tiennent, mais seulement à un fil.
franceinfo