Outil précieux pour enregistrer ses performances sportives, les partager et les comparer, l’application Strava est utilisée par une large partie du peloton. Elle représente aussi une mine d’or pour les amoureux de vélo… quand elle ne vire pas à l’obsession.
« Je propose de supprimer les jours de repos si on roule comme ça le lendemain. Ça a pas fait rire les patates à la cave. » L’expression, assez géniale, est signée Aurélien Paret-Peintre. Un bon résumé à la sauce savoyarde du calvaire vécu par le peloton lors de la dixième étape du Tour de France, mardi, entre chaleur étouffante et orgie d’attaques dès le kilomètre zéro.
Chaque soir, le grimpeur d’AG2R Citroën prend son téléphone pour faire un petit résumé de sa journée. Parfois sur Instagram, très rarement sur Twitter, mais toujours sur Strava, le réseau social préféré des sportifs. Avec ses 100 millions de membres revendiqués à travers le monde, l’application lancée en 2009 par deux copains de fac qui pratiquaient l’aviron à Harvard permet d’enregistrer ses performances via un smartphone ou des capteurs GPS.
Elle est devenue en quelques années un indispensable pour les cyclistes. Sur ce Tour, elle est utilisée par 75% des coureurs, de l’ogre slovène Tadej Pogacar au vainqueur d’étape français Victor Lafay, en passant par le maillot à pois américain Neilson Powless.
Fréquence cardiaque et calories brûlées
En jetant un œil à leurs profils, plus ou moins actifs, il est possible par exemple de voir leur nombre de kilomètres avalés ces derniers mois, leurs terrains favoris, leur vitesse moyenne sur une étape, combien ils ont brûlé de calories, leur fréquence cardiaque, leur total de dénivelé positif ou encore la puissance développée en course.
Chacun sélectionne les données qu’il souhaite partager à ses suiveurs. « J’aime bien l’appli parce qu’elle a plusieurs intérêts. Je m’en sers notamment pour tracer des circuits d’entraînement, découvrir de nouvelles routes… C’est super interactif, on reçoit beaucoup de messages d’encouragements de fans qui sont très bienveillants par rapport à d’autres réseaux sociaux comme Twitter. Les gens sont contents de voir nos sorties, de nous laisser des commentaires. J’essaie de mettre des photos sous chaque post, de donner mes ressentis.
Ça les aide à mieux comprendre notre métier et à se rendre compte de ce qu’on fait », explique Aurélien Paret-Peintre. En consultant sa page, vous saurez ainsi qu’il en est déjà à 579 heures de vélo et 18.900 kilomètres en 2023, et qu’il a été flashé à 92km/h lors de la neuvième étape du Tour.
Partenaire de l’épreuve, Strava représente une mine d’or pour les amoureux de vélo, un atout pour Thierry Gouvenou – l’homme chargé de dessiner chaque année le parcours du Tour – et un outil précieux pour les pros. « J’ai commencé à utiliser l’appli en 2012, je dois être l’un des pionniers dans le peloton, sourit Lilian Calmejane, le coureur d’Intermarché-Circus-Wanty. J’ai découvert ça alors que j’étais en école de commerce.
Ça me permet encore aujourd’hui de faire des parcours, d’avoir des données sur mes temps de montées… On parle souvent des watts mais il n’y a pas que ça. Je l’utilise au quotidien pour beaucoup de choses et je pense que je suis l’un des seuls coureurs à avoir une transparence totale sur Strava. J’ai décidé de rendre accessibles toutes mes données de puissance et mes données cardiaques. Ça m’est arrivé que des équipes ou des entraîneurs me disent de les cacher mais j’ai toujours fait le choix de la transparence parce que c’est un réseau avec de vrais connaisseurs.
On est contents de communiquer avec des passionnés, d’avoir des échanges constructifs avec les gens sur les entraînements, les parcours… Je laisse aussi des commentaires pour savoir si telle ou telle route est sympa, s’il y a une petite boulangerie dans le coin pour faire un arrêt café (rires). »
Simon Guglielmi, le baroudeur savoyard d’Arkéa-Samsic, reconnaît également utiliser « tous les jours » l’appli orange qui a bouclé en 2020 une levée de fonds de 110 millions de dollars. « Je peux voir mes temps d’ascension, comparer des efforts et analyser ce qui a été fait à l’entraînement, dit-il.
Quand je vais m’entraîner dans un endroit que je ne connais pas, je regarde ce qu’ont fait d’autres pros avant moi et je refais les mêmes parcours. Et puis c’est pratique pour suivre les sorties en vélo ou à pied des copains. Parfois, des gens m’identifient pour me dire : ‘J’ai vu que t’es en stage à Tignes ou dans les Pyrénées, je viens de faire le même parcours que toi !’ C’est toujours sympa. »
Si certains coureurs du peloton boudent Strava, à l’image du maillot jaune danois Jonas Vingegaard, la plupart s’en servent tout en gardant pour eux leurs données de watts (la puissance développée). Pour éviter de donner trop d’indices à la concurrence, comme l’avait reconnu Tadej Pogacar il y a deux ans sur le Tour.
Un outil pour épier la concurrence
« J’adorerais publier tous mes chiffres, pour que tout le monde puisse les voir, mais les autres équipes pourraient s’en servir contre moi, s’était justifié le Slovène. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je fais beaucoup de watts. » Une position tout à fait logique pour Jérôme Coppel, ancien coureur et actuel consultant RMC Sport, qui voit en Strava un potentiel outil d’espionnage entre rivaux : « Il y a le risque de donner beaucoup trop d’informations aux adversaires.
Imaginons que je suis entraîneur au sein de la formation Jumbo-Visma et que Pogacar dévoile toutes ses puissances, ça veut dire que je sais qu’il peut tenir tant de watts pendant cinq minutes ou une heure, ça va m’aider pour mes stratégies. Je vais pouvoir dire à mes coureurs d’envoyer tant de watts dans une bosse pour empêcher Pogacar de suivre et le forcer à ralentir.
C’est comme si les pilotes de Formule 1 divulguaient toutes leurs datas de réglages sur les freins, les suspensions… Ce n’est pas possible de tout donner. Moi si j’étais encore pro, je ne voudrais pas tout montrer. »
Au cœur de Strava, il y a aussi les fameux tronçons de routes ou de chemins créés par les utilisateurs, appelés « segments », qui permettent de comparer ses statistiques aux précédents cyclistes ayant emprunté le même trajet. Celui ou celle qui possède le meilleur temps sur un « segment » devient le King of the Mountain (KOM) pour les hommes ou la Queen of the Mountain (QOM) chez les femmes.
Un moyen de se motiver à s’entraîner et/ou de se faire mousser pendant quelques jours. « Les segments, c’est quelque chose de très intéressant, confie le Costarmoricain Alexis Renard, bizuth cet été sur le Tour. Je viens d’une région où il y a pas mal de coureurs professionnels, donc on aime bien se défier à l’entraînement sur certains segments !
On regarde un peu les performances par rapport aux années passées, on voit si on a été plus vite. Même si les conditions changent pour chacun, ça permet de regarder où on se situe. »
Une vraie guerre pour les KOM
« Quand c’est la fin de saison et qu’on est encore frais, on aime bien se faire la guéguerre entre pros sur les cols autour de la maison, comme le Col du Chat (en Savoie). Un jour, il y en a un qui le monte pour battre le KOM et le lendemain c’est un autre qui essaie. On rigole bien avec ça », confirme Aurélien Paret-Peintre, alors que Lilian Calmejane se méfie gentiment de « ceux qui veulent nous piquer les KOM en faisant du vélo électrique ou en étant tractés par des motos ».
Car oui, des pros sont parfois battus par d’illustres inconnus bien décidés à taper des records en haut de l’Izoard, du Télégraphe ou dans le Galibier. Une compétition perpétuelle qui peut pousser à se surpasser et donner une nouvelle dimension à ses déplacements en vélo, mais qui peut aussi avoir des limites quand elle vire à l’obsession, comme a pu le constater Jérôme Coppel.
« J’entraîne des amateurs, des jeunes et pour moi c’est l’ennemi numéro un de celui qui veut progresser, assure-t-il. Tu peux dire à un coureur de faire deux heures de vélo tranquille, en récupération, et d’un coup il va voir s’afficher sur son compteur un segment de deux kilomètres. Il va faire ces deux kilomètres à bloc, ce qui va faire foirer son entraînement parce que le but n’était pas du tout qu’il force ce jour-là. Certains veulent toujours se comparer et c’est vrai que les amateurs font la chasse aux KOM.
J’en ai déjà vu arriver en voiture au pied d’un segment, prendre leur vélo pour dix minutes d’échauffement et faire une montée à fond juste pour aller chercher un KOM. Moi je dis à mes coureurs de ne surtout pas être dans la comparaison. Strava, c’est très bien si tu compares uniquement tes performances à celles que tu as fait avant. » Et pas à celles de Pogacar.
bmftv