Le Premier ministre indien est l’invité d’honneur de ce 14-Juillet à Paris. Devenue cinquième économie mondiale, l’Inde de Narendra Modi a aussi opéré un virage illibéral. La visite du Premier ministre soulève autant de questions stratégiques que de problématiques liées aux valeurs démocratiques.
Honneurs républicains. Narendra Modi, le Premier ministre indien, est invité à participer au défilé militaire du 14-Juillet, aux côtés d’Emmanuel Macron. Mais il est déjà l’heure du feu d’artifice pour Indira Umareddy. Pour cette Indienne établie à Paris, la visite du Premier ministre est un moment historique.
Après avoir quitté l’Inde en 1999, elle a vécu dans diverses contrées du monde. Indira confie y avoir parfois été perçue comme une « citoyenne du tiers-monde », originaire d’un pays « arriéré ».
Mais, « désormais, je peux dire que je suis indienne et hindouiste sans craindre d’être jugée. Grâce à Modi. « Sans lui, nous n’aurions pas retrouvé cette fierté », estime Indira.
Avec la France, son pays entretient des relations amicales et anciennes. Elles remontent aux liens diplomatiques établis peu après l’indépendance de l’Inde vis-à-vis de la Grande-Bretagne, en 1947.
Et « côté indien, cette relation est perçue comme positive, par-delà les appartenances partisanes », commente Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS et chercheur senior au think tank Asia Centre.
Ambitieux objectifs franco-indiens
Cette année marque le 25e anniversaire du partenariat stratégique franco-indien, selon le communiqué conjoint des deux pays.
« La visite du Premier ministre sera en outre l’occasion d’engager une nouvelle phase du partenariat stratégique entre la France et l’Inde, en fixant de nouveaux objectifs ambitieux pour les coopérations stratégique, culturelle, scientifique, universitaire et économique, y compris dans un grand nombre de secteurs industriels », ajoute le communiqué.
Des intentions déjà concrétisées au Salon du Bourget : en passant au constructeur Airbus une commande de 500 avions A320, la compagnie indienne Indigo signait, le 19 juin, le plus gros contrat de toute l’histoire de l’aviation commerciale.
Mais c’est une histoire d’armes qui est au cœur de la romance franco-indienne : l’Inde est devenue le pays qui en importe le plus sur la planète, et la France n’est autre que son deuxième pourvoyeur.
Au sein de l’armée indienne, les avions de combat conçus par Dassault ont le vent en poupe. En 2016, le constructeur français vendait 36 Rafales, pour 8 milliards d’euros.
Selon la presse indienne, New Delhi envisage un accord en vue d’une nouvelle commande de 26 Rafale Marine au géant français de l’aéronautique. Il pourrait être annoncé à l’occasion de la visite de Narendra Modi à Paris.
L’Inde à l’aune de la guerre en Ukraine
Ce dernier recevait, quelques semaines avant les accolades d’Emmanuel Macron, celles du président américain. Depuis le début de la présidence Biden, Narendra Modi est le troisième dirigeant à effectuer une visite officielle aux États-Unis.
Il s’est également vu accorder un second discours devant une session conjointe du Congrès, un privilège offert à des personnalités comme Winston Churchill et Nelson Mandela.
L’Amérique tendait la main à un pays qui s’est hissé au rang de cinquième économie mondiale, Joe Biden se félicitant d’une relation « plus forte, plus étroite, plus dynamique que jamais ».
À l’aune de la guerre en Ukraine, pour Américains et Européens, une relation effectivement plus étroite avec le géant indien serait la bienvenue. Car dans leur combat politique, économique et stratégique contre l’invasion russe de l’Ukraine, les capitales occidentales peinent à rallier l’ensemble de la communauté internationale.
En février, l’ONU votait une résolution sur le retrait d’Ukraine des forces russes. Une trentaine de pays, parmi lesquels des puissances émergentes, se refusaient à condamner l’agression de Vladimir Poutine.
Comme la Chine : depuis le début du conflit, la deuxième puissance mondiale fait montre d’une « neutralité pro-russe », selon la formule d’un diplomate. Et la proximité de Xi Jinping avec Vladimir Poutine accroît les inquiétudes occidentales – d’autant que Pékin, selon la CIA, fournirait des armes à Moscou.
Les États qui, au nom du « non-alignement », refusent de soutenir l’Ukraine, sont les ennemis de la paix mondiale, s’indignait l’an dernier Emmanuel Macron depuis l’Assemblée générale des Nations unies.
Mais l’Inde, dont il reçoit pourtant le Premier ministre, s’est systématiquement gardée de condamner l’invasion russe, rappelle Jean-Luc Racine.
Contournant les sanctions occidentales contre Moscou, New Delhi en a même tiré grandement profit. Saisissant l’aubaine d’un baril russe à prix « cassé », l’économie indienne a décuplé sa demande de pétrole made in Russia. Elle est aujourd’hui la deuxième importatrice de brut russe au monde.
« L’Inde a peur de la Chine »
Par ailleurs, la Russie demeure le premier fournisseur d’armes de l’Inde. La diplomatie française, elle, tente d’atténuer cette proximité russo-indienne.
Elle dispose au moins d’un levier : comme New Delhi, Paris a des intérêts géostratégiques dans l’Indopacifique, où l’expansionnisme chinois inquiète les deux capitales.
Comme les Américains, les Français misent sur l’Inde, en espérant que celle-ci fasse contrepoids à la puissance chinoise. « Pourtant, rien n’est moins sûr », nuance Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CERI-Sciences Po et au CNRS. Car « en position de faiblesse à plusieurs niveaux, l’Inde a peur de la Chine, au point qu’elle n’est pas prête de s’opposer à elle ».
Territorialement grignotée par la Chine sur sa frontière himalayenne, l’Inde est, par ailleurs, entourée désormais de pays entrés dans le giron chinois : Birmanie, Pakistan, Sri Lanka, Bangladesh, Népal, Iran.
« Sur le plan économique, la dépendance indienne est considérable », ajoute Christophe Jaffrelot : « des secteurs entiers de l’économie ne pourraient pas fonctionner sans l’approvisionnement chinois. Le déficit commercial indien vis-à-vis de la Chine est d’ailleurs abyssal ».
S’élevant à 70 milliards de dollars en 2021, celui-ci dépassait les 100 milliards de dollars en 2022. Cette année, les importations de l’Inde en provenance de la Chine ont atteint un nouveau record, progressant de 21 % par rapport à l’année précédente.
En dépit de son taux de croissance avoisinant les 10 %, « l’Inde ne dépassera pas la Chine d’ici demain », assure Jean-Luc Racine.
La Chine vient de perdre son statut d’État le plus peuplé au monde, dépassée par l’Inde et ses 1,408 milliard d’habitants.
« On en parle comme s’il s’agissait d’une conquête, alors qu’en réalité, c’est un défi », tranche Christophe Jaffrelot : « Le pays compte 12 millions d’habitants en plus chaque année, mais faute d’un système éducatif adéquat, le marché du travail n’en n’absorbe que la moitié, générant un chômage systémique chez les jeunes ».
Faire comme si l’Inde était démocratique
À la visite de Narendra Modi, Christophe Jaffrelot oppose aussi des arguments moraux. « Les valeurs de la Révolution française, que symbolise le 14-Juillet, dénotent avec le personnage invité ». Pis : « Permettre à un leader de plus en plus autoritaire d’y participer lui permet d’en tirer parti pour accroître sa popularité ».
La Constitution dont s’est dotée l’Inde en 1947 a mis en place une république fédérale et parlementaire, inspirée des institutions de la puissance coloniale britannique. Multiconfessionnel et séculier, cet immense pays fut souvent considéré comme la plus grande démocratie du monde.
Mais l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014 a terni cette vitrine. Ce dernier a réalisé son ascension politique au sein du BJP, un parti de droite qui lie l’identité indienne à l’hindouisme, religion de 80 % des Indiens.
Instrumentalisation de la justice, révisionnisme, complicités face à la persécution des minorités, recul de la liberté d’expression : de l’avis d’observateurs indiens et internationaux indépendants, l’Inde vit une profonde régression démocratique sous la houlette de Modi.
« La France et l’Inde sont liées par un attachement partagé à la démocratie », lit-on sur le site du Quai d’Orsay.
« Paris continue de faire comme si l’Inde était la plus grande démocratie du monde – même si l’on n’y croit pas – pour légitimer la profondeur de la relation que nous tissons avec elle », commente Christophe Jaffrelot.
Or, vendre du matériel militaire ultrasophistiqué à un État crée des liens très forts, sur plusieurs décennies, poursuit le politologue. Les contrats d’armement, qu’ils soient déjà passés ou à venir, mériteraient selon lui un débat public.
Les sbires de Modi
Parmi ces concitoyens, Narendra Modi suscite d’immenses clivages jusque dans la diaspora.
« Je le déteste plus que tout au monde », confie à France 24 Ganesh [son prénom a été modifié], un Indien habitant en France. Sa famille, hindouiste, vit en Inde. L’anonymat ne suffit pas à rassurer ce trentenaire. Ganesh craint tellement les autorités qu’il insiste pour qu’aucun autre détail le concernant ne soit publié.
« Modi a placé ses sbires dans toute l’Inde, et même à l’étranger. Ils passent au crible les dires de chacun au sujet du pouvoir », dit-il.
Ce courroux de la droite indienne à l’encontre de toute personne remettant Modi en question s’est exprimé lors de la récente visite du Premier ministre aux États-Unis. Lors d’une conférence de presse soigneusement chorégraphiée à la Maison Blanche, la correspondante du Wall Street Journal, Sabrina Siddiqui, a interrogé Modi sur le sort des minorités en Inde, et sur l’affaiblissement de la liberté d’expression.
Des questions embarrassantes pour le dirigeant indien, qui, d’accoutumée, évite cet exercice médiatique.
Selon l’Association des correspondants à la Maison Blanche (WHCA), la journaliste fait depuis l’objet d’un « harcèlement en ligne intense », opéré par des personnes liées au parti de Narendra Modi.
Point de non-retour autocratique ?
« De telles pressions n’existaient pas avant Modi », soupire Ganesh. Mais pour les autres Indiens contactés à Paris par France 24, considérer que l’Inde n’est plus une démocratie est « malhonnête » et « déconnecté de la réalité ».
« Si tel était le cas, Narendra Modi ne perdrait pas pacifiquement des élections », invoquent-ils, mentionnant les récentes défaites du BJP dans l’État-clé du Karnataka le 13 mai, ou dans l’Himachal Pradesh, en décembre 2022.
« Si le virage illibéral de la décennie Modi a été très rapide, le point de non-retour autocratique n’est peut-être pas encore atteint », observe Christophe Jaffrelot.
Au printemps 2024, des centaines de millions d’Indiens seront appelés aux urnes. Avant de dérouler le tapis rouge à Narendra Modi, c’est ce rendez-vous historique que l’Élysée aurait dû attendre, conclut le chercheur : « Ces élections révéleront si l’alternance est encore possible, et si une alternance peut changer la donne ».
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