La Russie a officialisé son refus de reconduire l’accord qui règle les exportations de céréales ukrainiennes transitant par la mer Noire. Quelles peuvent être les répercussions d’une telle décision pour le continent africain ? Entretien avec Nicolas Bricas, chercheur en socio-économie de l’alimentation au Cirad et titulaire de la Chaire Unesco Alimentations du monde.
TV5MONDE : Quelles sont les conséquences de la non-prolongation de l’accord céréalier en mer Noire pour les pays africains ?
Nicolas Bricas : A très court terme, il ne semble pas qu’il faille s’attendre à une importante augmentation des prix du blé, du maïs ou de l’huile de tournesol, qui sont les trois grands produits alimentaires exportés par l’Ukraine.
D’abord parce que d’autres voies d’exportation terrestre se sont constituées, permettant d’écouler une partie de la production ukrainienne. Ensuite parce que les récoltes de blé et de maïs dans d’autres pays sont à priori plutôt bonnes, et en particulier en Europe.
On ne s’attend donc pas à une brusque flambée des prix, sauf si se dessine un mouvement spéculatif -qu’on a déjà connu auparavant-, mais ça c’est très difficile à prévoir.
À plus long terme, on peut effectivement craindre une augmentation des prix de ces céréales parce que le blocage de la circulation sur la mer Noire limite les capacités d’exportation ukrainiennes (sans les empêcher totalement). En sachant que, par ailleurs, les exportations russes sont toujours en partie bloquées.
TV5MONDE : Cette augmentation potentielle des prix du blé, du maïs et du tournesol, peut-elle impacter beaucoup de pays africains ?
Nicolas Bricas : Certains pays d’Afrique du nord comme l’Égypte, le Maroc, la Tunisie ou la Mauritanie, sont effectivement de gros consommateurs de blé. Ces pays-là risquent de souffrir d’une nouvelle augmentation des prix de cette céréale.
Cependant, pour les autres pays africains et en particulier en Afrique subsaharienne, le blé ne fait pas partie de la base alimentaire. Il est consommé plutôt dans les villes et pour le petit-déjeuner.
Mais beaucoup de pays africains ont pour la base alimentaire plutôt du riz, du maïs, et pour d’autres ce sera le mil et le sorgho, et puis bien évidemment le manioc, l’igname, la patate douce, le plantain…
L’Afrique subsaharienne peut toutefois craindre une augmentation du prix du pain, très consommé en ville dans certains pays. Mais cela ne va créer ni de pénurie et ni de famine comme certains acteurs ont eu intérêt à le laisser croire l’année dernière.
TV5MONDE : Avant même l’annonce de la suspension des exportations de céréales, le président russe aurait déclaré que l’objectif principal de cet accord, à savoir la fourniture de céréales aux pays dans le besoin, n’a pas été atteint. Ces propos sont-ils fondés d’après vous ?
Nicolas Bricas : Vladimir Poutine a intérêt à montrer qu’il a un pouvoir, celui de contrôler les exportations de blé russe et ukrainien. Il a besoin de cette arme alimentaire pour pouvoir négocier un allègement des sanctions qui lui sont imposées par les autres pays.
Il faut comprendre que le discours de Poutine n’est pas uniquement fondé sur la réalité des risques qu’il fait courir au monde en bloquant les exportations. Cela rentre dans un jeu politique de construction des rapports de force entre la Russie et les autres pays.
Ce qui est clair c’est qu’il y a un an, avant l’ouverture de ce corridor, beaucoup de gens ont crié au risque de famine en Afrique. Si c’est vrai que les prix ont augmenté, il n’y a pas eu de famine. Et ceci parce que l’Afrique n’est pas majoritairement consommatrice de blé, en dehors de quelques pays (Égypte, Maroc, Tunisie, Mauritanie et quelques pays de la corne de l’Afrique).
TV5MONDE : Sur le marché africain, le prix des engrais a été multiplié par trois en deux ans, d’après l’Agence française de développement. Quelles ont été les conséquences de cette augmentation ?
Nicolas Bricas : À court terme, il y a un risque d’augmentation des coûts des produits dont la production nécessite une grande quantité d’engrais chimiques (afin d’atteindre de hauts rendements). Mais ce n’est pas le cas de tous les pays du monde, loin de là.
Cette augmentation de prix fait prendre conscience aux agricultures du monde de leur extraordinaire dépendance à un certain nombre d’intrants. Des engrais sur lesquels elles n’ont pas de maîtrise ni sur les flux d’approvisionnement et ni les prix.
C’est aussi le cas des semences, des produits phytosanitaires, des machines agricoles ou encore des puces électroniques, qu’on retrouve désormais dans de nombreux équipements agricoles.
Toutes les agricultures du monde ont réalisé avec le COVID-19, puis avec la guerre en Ukraine, à quel point elles étaient vulnérables, car très dépendantes de systèmes techniques fournis par des entreprises industrielles sur lesquelles tout le monde a perdu le moindre contrôle.
L’agriculture est désormais soumise aux aléas politiques, avec des conséquences économiques qui peuvent être décisives.
tv5