Réforme judiciaire en Israël : la crainte d’une « insubordination silencieuse » dans l’armée

Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté, de nouveau, mardi en Israël contre le projet de réforme judiciaire porté par le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Parmi eux, des réservistes de l’armée. Des milliers d’entre eux menacent de cesser de servir. Une fronde dangereuse pour le gouvernement, dans une société où la sécurité est une priorité absolue.

La colère plus forte que le réchauffement climatique ? Mardi 18 juillet, sous un soleil accablant, des dizaines de milliers de personnes manifestaient, dans toutes les villes d’Israël, de Haïfa au Nord, en passant par Jérusalem, ou Tel-Aviv, sur les rives méditerranéennes. Ces immenses manifestations secouent l’État hébreu depuis plusieurs mois. 

L’étincelle : l’annonce d’une réforme judiciaire, le 4 janvier. Celle-ci entend drastiquement réduire les prérogatives de la Cour suprême. Or cette Cour constitue un contre-pouvoir aux forces politiques. Le projet de loi constitue donc, selon ses détracteurs, une profonde régression démocratique. Pour eux, son adoption définitive ferait basculer le pays vers la « dictature ».

"Journée de la résistance nationale",  à Jérusalem, le 18 juillet 2023.
                                                  « Journée de la résistance nationale », à Jérusalem, le 18 juillet 2023.

Les réservistes, pièce maîtresse de Tsahal 

Inédit par son ampleur, ce mouvement l’est aussi par sa composition hétéroclite. 

À Tel-Aviv, mardi, les vétérans d’un groupe prénommé « Ahim laneshek » (Frères d’armes) ont formé une chaîne humaine bloquant la principale entrée du quartier général de l’armée. « Je suis prêt à me battre », dit à l’AFP Ron Sherf, 51 ans, un ancien combattant d’une unité d’élite.

Des manifestants, dont des réservistes de l’armée israélienne, forment une chaîne humaine devant le ministère de la Défense lors de la "Journée de la résistance nationale", mardi 18 juillet 2023, à Tel AvivDes manifestants, dont des réservistes de l’armée israélienne, forment une chaîne humaine devant le ministère de la Défense lors de la « Journée de la résistance nationale », mardi 18 juillet 2023, à Tel Aviv 

Au nombre de 465 000, ces femmes et ces hommes, qui servent plusieurs semaines par an, font partie intégrante du dispositif de l’armée. Les permanents, dits soldates et soldats « d’active », eux, ne sont que 161 000. 

Près de quatre fois plus nombreux, les réservistes sont une composante essentielle de « la nation en armes ». « Ce modèle est profondément ancré dans la psyché collective et l’histoire de ce pays » observe David Khalfa, codirecteur de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation Jean Jaurès. 

« La réserve fournit en outre à l’armée des ressources humaines précieuses et de qualité » précise ce spécialiste du Moyen-Orient.

Particulièrement dépendante des réservistes : l’armée de l’air, laquelle joue désormais un rôle tactique et stratégique de premier plan. Sa prééminence s’est démontrée en juin, dans un camp de Jénine, tandis que des hélicoptères ont été utilisés pour frapper des combattants palestiniens. Une pratique inédite en Cisjordanie depuis 2022. 

Démotivation contagieuse

Selon un article signé mi-juillet par le correspondant militaire du Times of Israël, 4 000 réservistes ont adressé aux autorités des lettres menaçant de ne plus servir, si la réforme était définitivement adoptée (une mesure du texte a été adoptée en première lecture par la Knesset le 11 juillet, NDLR).

Quelques milliers d’objecteurs de conscience, sur un demi-million de réservistes : il n’y a donc pas – à ce stade – de danger imminent pour la sécurité nationale et la survie d’Israël, nuance David Khalfa. 

Mais un risque, plus profond, inquiète davantage l’État-major, poursuit le chercheur : celui que représentent des réservistes qui ne manifestent pas publiquement leur refus de servir, mais qui, concrètement, cesseraient tout bonnement d’honorer leurs fonctions. 

“Il y a là la crainte d’une contagion, d’une forme d’insubordination silencieuse, et d’une baisse de motivation des troupes. Et ces phénomènes pourraient conduire à un affaiblissement des capacités opérationnelles de Tsahal”, ajoute le politologue.

Ce spectre survient tandis que les tensions avec les Palestiniens et Arabes israéliens ont redoublé d’intensité, depuis le retour au pouvoir du Premier ministre Benjamin Netanyahu, en décembre 2022. 

Lundi 17 juillet, il tentait de ramener les démissionnaires à l’ordre. « L’incitation au refus et le refus lui-même sont contraires à la démocratie et à la loi. (…) Il est inacceptable qu’un groupe au sein de l’armée menace le gouvernement élu ».

En faisant de l’obéissance aux ordres un impératif démocratique, le Premier ministre tente de culpabiliser les frondeurs, commente David Khalfa. Le message : « vous n’êtes pas de bons patriotes ». 

Benjamin Netanyahu présente aussi les démissionnaires comme des soldats politisés, à la solde de l’opposition. Et surtout pas comme des citoyens inquiets de la dérive illibérale de leur pays.

Une carte facile à jouer : « une bonne partie des réservistes appartenant aux corps d’élite sont effectivement de centre-gauche », remarque David Khalfa. 

Mais comme Benjamin Netanyahu, le Haut-commandement est assez démuni face à l’opposition des réservistes. Et ce pour une raison simple : « Comment voulez-vous sanctionner des soldats, dont le service repose sur le volontariat ? » observe le politologue. 

Le volontariat, et le patriotisme. La période de réserve imposée s’étend jusqu’à l’âge de 40 ans, mais dans la pratique, beaucoup d’Israéliens font le choix de servir jusqu’à 50 ans. 

Des hommes en armes au secours de la démocratie ?

Dans le contrat social israélien, l’armée est plus qu’un corps au service des civils : les forces armées font partie de la société israélienne. Et comme « ce pays est né dans le fracas des armes, l’armée est donc aussi la colonne vertébrale de l’État », abonde David Khalfa. « Il y a incontestablement une exception israélienne » analyse-t-il.

Aussi, l’insubordination d’une armée, contre un gouvernement de droite, au nom de la séparation des pouvoirs, peut sembler paradoxale.

Pour certains militaires israéliens, Tsahal étant régulièrement accusé par les Nations unies de violations du droit international et humanitaire, le conflit autour de la révision des institutions va au-delà de la défense de la démocratie, pilier fondateur de l’État hébreu.

Pour cette raison, le politologue s’attend à une contagion de la contestation dans les rangs de l’armée.

Le paramètre américain

Alors que l’hostilité des militaires ne se dément pas au fil des mois, le destin des institutions israéliennes se joue peut-être bien loin de la Knesset.

Mercredi 19 juillet, au cours d’un coup de fil au Premier ministre, le président américain Joe Biden a mis « Bibi » en garde. « Ne votez rien de si important sans un large consensus, ou vous allez briser quelque chose de la démocratie israélienne et des relations entre vous et la démocratie américaine, qui peut-être ne pourra plus jamais être réparé », a prévenu Joe Biden. Ces propos ont été rapportés par Thomas Friedman, un éditorialiste proche du président.

« Pour la première fois, un hôte de la Maison Blanche a mis l’alliance israélo-américaine sous conditions », commente David Khalfa. « La nature démocratique de l’État est un élément structurant de la relation américano-israélienne ». ajoute-t-il

Au-delà de la romance israélo-américaine, installée depuis des décennies, les deux pays partagent une même vision géostratégique du Moyen Orient . 

Washington fournit en effet chaque année 3,4 milliards de dollars d’aide militaire à l’État hébreu.

« Ces sommes permettent à Israël de maintenir sa supériorité technologique sur ses adversaires, au premier rang desquels l’Iran » note David Khalfa, concluant : « Le paramètre américain est absolument considérable ». 

En 2016, Benyamin Netanyahu avait d’ailleurs cherché à obtenir 1,1 milliards de dollars d’aide militaire supplémentaire auprès de son allié.

france24

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