KGB en Afrique : éclairage sur le modus operandi d’une URSS en quête d’influence

Soutenir une tentative de coup d’État au Ghana, former des combattants africains non loin des plages de Crimée ou encore propager des « fake news » en Algérie… En pleine Guerre froide, les espions du bloc soviétique ne manquaient pas d’imagination pour tenter de mettre en avant les intérêts du Kremlin en Afrique. Retour sur quelques cas pratiques.

Vladimir Poutine et les espions russes du FSB n’ont pas inventé grand-chose en matière d’opérations de désinformation et de déstabilisation en Afrique. La grande histoire de l’influence russe sur le continent africain est émaillée d’anecdotes qui révèlent l’arsenal d’outils dont le KGB disposait pour pousser ses pions dans le contexte de la Guerre froide.

France 24 en a sélectionné quatre pour illustrer les difficultés des espions du bloc de l’Est en Afrique, les structures qui ont pu permettre d’améliorer les relations militaires entre l’Union soviétique et les pays africains, et le savoir-faire (déjà à l’époque) des hommes du Kremlin en matière de « fake news ».

L’ »Opération Alex », mission impossible au Ghana
À la fin des années 1960, le Ghana occupe une place de choix sur l’échiquier de la Guerre froide en Afrique. Moscou ne digère pas la chute, en 1966, du régime de Kwame Nkrumah, le premier et très pro-soviétique président de cette nation depuis son indépendance.

Une pilule d’autant plus difficile à avaler pour le Kremlin que le coup d’État ayant eu raison de Kwame Nkrumah a mis au pouvoir un homme – le général Joseph Arthur Ankrah – bien mieux disposé à l’égard de Washington.

Derrière le rideau de fer, les espions du bloc soviétique ont alors échafaudé bon nombre de plans pour tenter de remettre Kwame Nkrumah à la tête de l’État. L’une de ces machinations venues du froid – l’ »Opération Alex » – illustre à la fois l’importance en Afrique des services secrets des pays satellites de l’Union soviétique et les difficultés rencontrées par ses agents sur le continent.

L’ »Opération Alex » a commencé par des œufs. En septembre 1967, Karel Hotarek, le patron des services secrets tchèques au Ghana, se rend dans une ferme gérée par des ressortissants tchèques, non loin de la capitale Accra, sous prétexte d’y acheter des œufs frais. En réalité, il a rendez-vous avec Kofi Batsa, un écrivain et militant politique proche de Kwame Nkrumah.

L’activiste lui expose le plan détaillé d’un coup d’État pour renverser le général Joseph Arthur Ankrah. Il assure avoir le soutien d’une trentaine de personnes proches du pouvoir et dans les rangs de l’armée. Il ne manque, selon lui, qu’une aide logistique et financière de Prague et Moscou.

Karel Hotarek, enthousiasmé par l’entretien, parvient à convaincre sa hiérarchie de miser sur Kofi Batsa. L’”Opération Alex” est prévue pour octobre 1968 et les contacts russophiles de Kwame Nkrumah lui font savoir qu’il doit se tenir prêt.

Mais entre-temps, Karel Hotarek et le GRU, le service de renseignement militaire russe, s’interrogent sur la fiabilité de Kofi Batsa. Lorsque ce dernier est arrêté en août 1968, les espions du bloc de l’Est craignent d’avoir fourni armes et argent à un aventurier trop bavard sur une opération censée être secrète.

Un revers qui n’ébranlera pas la motivation de Moscou. Le Kremlin compte en effet poursuivre l’ »Opération Alex » avec les autres membres supposés de cette conspiration. Sauf que les mois passent et rien ne se produit. Nul ne connaît vraiment les circonstances de la fin de cette aventure. Mais en décembre 1968, Kwame Nkrumah se posait la même question : « On m’avait fait comprendre que quelque chose devait se passer, et il n’y a rien eu », a-t-il écrit à l’historienne britannique June Milne qui lui a consacré une biographie.

En Crimée, le centre-165 ou l’endoctrinement soviétique
Les avions atterrissaient généralement tard dans la nuit en Crimée. Ces vols, non enregistrés, concernaient des groupes de jeunes – âgés de 15 à 30 ans – venus de pays africains « amis » de l’URSS. Sur le tarmac, des bus, dont les stores étaient baissés, attendaient ces « élèves » pour les transporter jusqu’à Perevalnoe.

Ce village accueillait, depuis 1965, le principal centre de formation russe des « combattants des mouvements de libération » africains. Situé à une vingtaine de kilomètres de la station balnéaire d’Alouchta, le centre Perevalnoe a accueilli des cadres et apprentis soldats du Parti africain pour l’Indépendance de la Guinée-Bissau et les îles du Cap-Vert, du Mouvement populaire de libération de l’Angola, de l’ANC d’Afrique du Sud ou encore du Front de libération du Mozambique.

Jusqu’à la chute de l’URSS en 1991, plus de 15 000 combattants de mouvements de libération ont été formés dans ce camp d’entraînement qui pouvait accueillir jusqu’à 500 élèves simultanément, souligne l’historienne russe Natalia Krylova dans une étude consacrée au centre-165.

La formation dispensée était intense et, en partie, supervisée par le KGB. Il fallait se lever à six heures tous les jours, faire plus d’une heure de gymnastique, avaler un petit-déjeuner puis enchaîner cinq heures d’exercices militaires. Après le déjeuner, de nouveaux entraînements attendaient les élèves jusqu’au dîner. Mais la journée ne s’arrêtait pas au coucher du soleil puisqu’après 21 heures, ces aspirants combattants de la liberté devaient apprendre, par exemple, à traverser des champs de mine de nuit.

En plus de la formation militaire, étaient dispensés des cours de russe, de marxisme-léninisme et de réflexion sur l’histoire des mouvements révolutionnaires mondiaux.

Moscou cherche aussi à mettre en valeur le mode de vie socialiste. La Crimée, avec ses stations touristiques chic, offrait un cadre idéal pour cet effort de propagande. Une fois par mois, les étudiants du centre visitaient des kolkhozes (fermes collectives), des écoles ou des magasins. Et il n’était pas rare, le soir avant les exercices nocturnes, que les responsables du centre projettent des films soviétiques aux pensionnaires du centre.

Si ce centre a représenté un outil de diffusion très influent du savoir-faire militaire soviétique avant la chute de l’URSS, il n’a pourtant guère laissé de trace. Les anciens élèves qui « ont occupé et occupent parfois encore aujourd’hui des postes de direction dans l’appareil militaire de leur pays, par exemple en Angola, ne revendiquent pas leur formation soviétique », constate Natalia Krylova.

L’Algérie, De Gaulle et le KGB
En mai 1961, la visite d’État à Paris du président américain John F. Kennedy a failli ne pas avoir lieu. En cause : l’une des opérations de désinformation les plus abouties du KGB sur fond de guerre d’indépendance en Algérie. Une affaire qui illustre parfaitement la stratégie des espions soviétiques, qui utilisent le continent africain non seulement pour étendre leur sphère d’influence, mais aussi pour discréditer Washington y compris aux yeux des alliés traditionnels des États-Unis.

Tout commence par un article en avril 1961 dans Paese Sera, un petit journal italien très marqué à gauche. « Le Putsch des généraux [visant à renverser le président français Charles de Gaulle] a-t-il été préparé à Washington ? », se demandent les auteurs de ce petit bijou de désinformation.

L’article soutient que l’un des généraux putschistes – Maurice Challe – est en réalité un agent de la CIA. Cette affirmation repose sur un fond de vérité : le militaire « avait servi au siège de l’Otan et était exceptionnellement pro-américain pour un officier français de haut rang », a reconnu la CIA dans un rapport rédigé en 2001.

Le « scoop » de Paese Sera était, in fine, une invention du KGB. La Pravda, journal russe très officiel, s’est d’ailleurs empressée de reprendre l’information à son compte, tout comme l’agence de presse TASS. Mais les espions soviétiques ont dû jubiler lorsqu’un éditorial du quotidien français Le Monde a repris cette fausse information à son compte, affirmant : « il semble désormais établi que des agents américains ont plus ou moins encouragé Challe ». Le célèbre quotidien a ensuite rapidement fait machine arrière, mais le mal était fait.

Il faudra que Maurice Couve de Murville, le ministre des Affaires étrangères, démente ces allégations en personne devant l’Assemblée nationale pour apaiser les tensions américano-françaises.

« C’est un excellent exemple du savoir-faire des communistes : utiliser une fausse histoire afin d’obtenir un impact retentissant », a reconnu en juin 1961 devant un comité du Sénat américain Richard M. Helms, qui deviendra quelques années plus tard patron de la CIA.

À la rencontre d’ »Alter » et « Sekretar »
C’est l’histoire d’un agent de l’Est et d’une figure emblématique des mouvements de libération africains des années 1960 et 1970, connus sous les alias « Alter » et « Sekretar ».

La véritable identité du premier était Miroslav Adamek, un diplomate tchèque en poste à Conakry et, accessoirement, espion à la solde de Prague. Le deuxième n’était autre que le célèbre militant anticolonialiste Guinéen Amilcar Cabral, fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) et l’une des prises de guerre avérées les plus prestigieuses des agents pro-Kremlin.

Ce duo illustrera la manière dont les services secrets du bloc soviétique ont utilisé les ressources humaines en Afrique dans le contexte plus global de la Guerre froide.

Miroslav Adamek rencontre Amilcar Cabral pour la première fois en novembre 1960. À l’issue d’un repas que l’espion tchèque qualifie d’agréable et de « très encourageant », un rapport est envoyé à Prague et Moscou pour souligner l’intérêt de « recruter » cet activiste aux penchants marxistes prononcés.

L’affaire semble d’autant mieux engagée, qu’Amilcar Cabral demande une aide financière et logistique à son nouvel « ami » pour préparer un soulèvement contre la puissance coloniale portugaise en Guinée. Moscou, désireux de se faire de nouveaux alliés, accorde rapidement son feu vert.

La nouvelle recrue « Sekretar » est « enrôlée » le matin du 13 août 1961, peut-être même sans avoir pris conscience de la réalité : son entrée dans le monde de l’espionnage. Car « Alter », son ami tchèque Miroslav Adamek, ne s’est jamais départi de sa couverture de diplomate. Et c’est à ce titre qu’il explique à Amilcar Cabral que Prague, en échange de son soutien financier, souhaite obtenir des informations sur les mouvements d’indépendance en Afrique.

Le leader du PAIGC n’était probablement pas un « agent » mais plutôt un « contact clandestin », car les relations n’étaient pas aussi formalisées qu’avec un agent actif.

Néanmoins, la collaboration fut fructueuse pour les deux parties. Amilcar Cabral obtint de l’argent et des armes qui contribuèrent à faire du PAIGC une force qui compte. Son frère a pu étudier la médecine à l’université Lumumba de Moscou et sa fille Iva a été acceptée dans un pensionnat très prisé non loin de la capitale russe.

En échange, Amilcar Cabral fut les oreilles de Prague – et donc de Moscou – lors d’évènements internationaux tels que les conférences des pays non-alignés auxquelles il était invité. Il leur permit aussi de mieux affiner leur « who’s who » des mouvements de libération africains de l’époque.

Cette source d’informations s’est quelque peu tarie après la répression du printemps de Prague en 1968. Les espions tchèques se montrant alors moins enthousiastes à l’idée de travailler pour leur grand frère russe qui venait d’envoyer des chars à Prague.

france24

You may like