Acculé par les fraudes au sein de son laboratoire, Marc Tessier-Lavigne, influent neuroscientifique, a fini par présenter sa démission après des semaines de controverse.
Qu’auraient donc pensé Enrico Fermi, Milton Friedman, et les autres esprits immortels de l’institution, de tout ce raffut ? Voilà huit mois que la prestigieuse université américaine Stanford est dans la tourmente. Huit mois que sous les allées de pierre blanche qui ont abrité 36 prix Nobel, les paris vont bon train concernant le sort du président de l’établissement, le professeur Marc Tessier-Lavigne. Huit mois que les étudiants, futurs leaders du pays, se demandent s’il va rester, malgré l’importante controverse sur fond de fraude scientifique dans laquelle il s’est empêtré.
Dans quatre articles scientifiques publiés sous la direction de Marc Tessier-Lavigne, président de l’institution depuis 2016, des images ont été copiées puis collées pour illustrer des expériences sans aucun lien avec elles. Dans d’autres, des photographies ont été modifiées, triturées, rafistolées par des logiciels de montage. Toutes avaient été repérées et notifiées à maintes reprises depuis 20 ans dans divers forums en ligne. Aucune n’avait pourtant attiré l’œil de Stanford ou du grand public, jusqu’à ce mois de novembre 2022, commencement de la chute du numéro 1 de l’université.
A l’époque, la gazette étudiante, le Stanford Daily, publie un papier compilant les incohérences des études du numéro 1 de l’établissement. Les fraudes avaient perduré dans les revues scientifiques les plus influentes du monde, sans jamais porter atteinte à la carrière du neuroscientifique, jusqu’à ce que l’un des journalistes-étudiants du campus, Theo Baker, 18 ans, fils de journalistes du New York Times et du New Yorker, ne prenne finalement la plume, suivi ensuite par les grands quotidiens du pays.
Un étudiant de 18 ans à l’origine des révélations
Marc Tessier-Lavigne, neuroscientifique connu pour avoir découvert d’importants mécanismes chimiques impliqués dans la dégénérescence du cerveau, n’a pas lui-même commandé ou effectué ces trucages. C’est en tout cas ce qu’indique un rapport lancé par le conseil d’administration de Stanford, lorsque la presse nationale a commencé à s’intéresser à ces malfaçons. Mais les enquêteurs, six scientifiques indépendants, ont estimé qu’il n’avait pas fait le nécessaire pour que les articles incriminés soient retirés, donnant finalement raison au journal local.
L’affaire, par le discrédit qu’elle jette sur le travail du scientifique, sur son institution et sur la fabrique du savoir en général, ne permet plus à Marc Tessier-Lavigne d’assumer ses fonctions, a-t-il lui même reconnu, par communiqué. Le chercheur de 63 ans a donc été contraint de démissionner, mettant ainsi fin à la controverse sur son futur à Stanford. Un nouveau président devra être trouvé avant la rentrée, a-t-il annoncé le 19 juillet dernier.
Après avoir mené des dizaines d’entretiens et épluché plus de 50 000 documents, articles et comptes rendus de recherche, la commission d’enquête de Stanford montre de nombreuses défaillances dans l’écosystème scientifique. Celles-ci dépassent la seule responsabilité du dirigeant, mettant en cause le travail des revues scientifiques et les pratiques managériales dans les laboratoires biomédicaux.
Marc Tessier-Lavigne avait été averti à plusieurs reprises de la possibilité de fraudes dans les articles qu’il a co-signés, a minima dès 2010. Mais il ne s’est pas assuré que les corrections nécessaires aient été apportées par les revues dans lesquelles ses travaux ont été publiés – Cell, Science et Nature, les plus influentes du monde. « Ce manque de considération n’est absolument pas compatible avec l’approche scientifique. On ne peut pas se permettre d’avoir des articles non fiables dans la littérature sur laquelle on s’appuie pour travailler », relève Guillaume Cabanac, professeur à l’université Toulouse-III, spécialiste de la production scientifique.
Cell, Science et Nature dans la tourmente
Après la démission de Marc Tessier-Lavigne, deux des quatre articles épinglés vont finalement être « rétractés », supprimés de la littérature. « J’aurais dû être plus actif dans la recherche de corrections, et je regrette de ne pas l’avoir été », a reconnu l’intéressé, toujours par communiqué. Toutefois, la plupart des conclusions véhiculées, portant notamment sur l’influence de molécules sur les neurones, ont depuis été confirmées par d’autres équipes. Si d’autres articles qu’il a signés présentaient eux aussi des problèmes, ces derniers n’ont pas été écrits sous sa direction, le dédouanant de toute responsabilité.
Contactée par L’Express, la revue Cell, spécialisée dans la biologie cellulaire, a accepté de revenir sur ces incidents : « Notre équipe éditoriale a pris en compte les informations et les données disponibles et évalué les problèmes lors d’un premier signalement, en 2015. Sur cette base, et conformément aux politiques internes de l’époque, les rédacteurs ont alors indiqué au Dr Tessier-Lavigne qu’ils ne pensaient pas qu’une action de leur part était justifiée ». Selon Cell, ce n’est qu’à l’aune des révélations du journaliste-étudiant de Stanford que l’ampleur des altérations a été comprise.
Pourtant, la plupart des fraudes avaient été exposées à plusieurs reprises sur la plateforme PubPeer, un forum où les chercheurs commentent les travaux des autres. Alerté par l’accumulation de ces remarques, le journal étudiant de Stanford n’a fait que contacter l’une des analystes indépendantes les plus en pointe sur le sujet, la néerlandaise Elisabeth Bik, pour qu’elle vérifie ces allégations. « Je n’ai rien découvert.
De nombreux commentaires faisaient déjà état d’images dupliquées ou arrangées, je n’ai fait que rassembler et approfondir », explique celle qui a notamment participé à révéler les fraudes scientifiques de Didier Raoult.
Également concernée, la revue Science explique à L’Express avoir elle aussi pris conscience des problèmes, là encore, dès 2015. Mais une « maladresse » aurait empêché la publication d’un erratum, que Tessier-Lavigne avait pourtant bien préparé. « Nous regrettons cette erreur, nous nous sommes excusés auprès de la communauté scientifique et avons depuis signifié à nos lecteurs l’existence de ces éléments », détaille la publication, sans préciser davantage. Quant à Nature, la revue promet de « prendre les mesures les plus appropriées », se refusant de commenter le cas de Marc Tessier-Lavigne en particulier.
S’autocorriger, à l’heure du tout-collaboratif
Si ces faux pas restent extrêmement rares, ils mettent l’accent sur les difficultés des revues à s’autocorriger, un phénomène qui n’épargne pas les grandes maisons d’édition. Ces dernières années, l’émergence de plateformes collaboratives et des algorithmes de vérifications ont permis d’identifier de nombreuses fraudes, jusqu’à présent passés inaperçues dans l’immensité de la production scientifique – 6,4 millions d’articles ont été publiés en 2022, selon la base de donnée bibliographique Dimensions. Ces articles problématiques subsistent parfois durant des années avant d’être corrigés.
Certains voient dans ces délais un manque de volonté : « A l’heure du numérique et du tout-collaboratif, les maisons d’édition n’ont pas toutes fait de la correction une priorité. Certaines ont même été tentées de minimiser, pour conserver leur réputation, et parce que les vérifications coûtent du temps et de l’argent », relate Jana Christopher, vérificatrice pour EMBO, l’une des principales maisons d’édition européennes.
Depuis son bureau à Heidelberg, en Allemagne, elle passe systématiquement en revue toutes les images des articles acceptés par son entreprise. Comme elle, « de plus en plus de revues se dotent de tels postes, ou font appel à des logiciels spécialisés, malgré un retard à l’allumage », nuance Elisabeth Bik.
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Le scandale Marc Tessier-Lavigne interroge enfin sur les conditions de travail dans les laboratoires biomédicaux, en particulier ceux dirigés par l’ex-président de Stanford. « La fréquence inhabituelle des manipulations de données […] à des moments différents et dans des laboratoires différents […] suggère qu’il y a peut-être des opportunités d’améliorer la surveillance et la gestion dans ces infrastructures », est-il notamment détaillé dans le rapport de la commission d’enquête de Stanford.
Si beaucoup de chercheurs y louent l’excellence impulsée par le neuroscientifique, d’autres racontent que les opérateurs des expériences, les « post doc », étaient marginalisés quand ils n’obtenaient pas de résultats.
Le rapport n’a pas pu établir la responsabilité directe de Marc Tessier-Lavigne dans cette atmosphère sous pression, propice à la faute – l’intéressé continue par ailleurs à diriger des projets de recherche. Mais la commission d’enquête s’interroge sur la culture productiviste en vigueur dans les laboratoires biomédicaux et dans la science en général : « Il est possible que certains employés soient tentés de tout faire pour plaire aux responsables de recherche.
Les scientifiques expérimentés devraient reconnaître l’importance de désamorcer de telles situations, les chercheurs étant déjà sous pression en raison de la compétitivité du domaine scientifique », est-il pudiquement mentionné.
Publish or Perish
Avant d’arriver à son poste, Marc Tessier-Lavigne a co-signé environ un article scientifique tous les deux mois, en 32 ans, d’après les calculs de L’Express. Un rythme effréné. Et ceci, en plus de ses fonctions de professeur, et ses nombreuses fonctions administratives. Le scientifique a également participé la création ou administration d’entreprises qui recherchaient des applications industrielles et médicales à ses découvertes.
De 2003 à 2009, Marc Tessier-Lavigne a notamment été directeur de la recherche pour Genentech, qui fabrique des anticorps monoclonaux, et pour laquelle il supervisait environ 1 400 scientifiques.
Cette hyperactivité est valorisée par le monde scientifique et ne touche pas uniquement les têtes d’affiche. « Le milieu académique se concentre de plus en plus sur des indicateurs tels que le nombre d’articles et le décompte de leur reprise par d’autres équipes. Cela ne montre pas nécessairement si une personne est bon scientifique. Et plus l’accent est mis sur les chiffres, plus les gens seront tentés de doper leurs résultats », reprend Elisabeth Bik.
« Ainsi il n’est pas rare que les chercheurs découpent leurs projets en petites unités pour multiplier les articles et ainsi améliorer leur classement. Certains, heureusement très minoritaires, vont jusqu’à demander à leurs amis de les signer sur une mission qu’ils n’ont pas réalisée, quand ils ne fraudent pas directement. »
« La recherche biomédicale fonctionne de manière pyramidale, avec au sommet un investigateur principal qui encadre des post-doctorats. Eux-mêmes travaillent avec des doctorants, qui ont des stagiaires. Comment les responsables peuvent-ils se rendre compte de ce qui est réellement fait dans leurs laboratoires ? », regrette Guillaume Cabanac, nommé parmi les 10 scientifiques les plus influents dans la revue Nature en 2021.
Le spécialiste a participé à produire 3 500 signalements d’erreurs ou de fraudes, en développant un algorithme qui détecte les plagiats. Plus de 1 000 articles ont ainsi été retirés par des revues de premier plan ces dernières années, selon son décompte.
Ces derniers mois, de nombreux directeurs de recherche prolifiques ont eux aussi été épinglés pour des malfaçons sous leurs responsabilité ou perpétrées directement par eux. Parmi les plus connus : Didier Raoult, l’ancien directeur de l’IHU de Marseille, mais aussi, outre-Atlantique, Carlo Croce, oncologue, Jun Ren, spécialiste du diabète, Augustine Choi, spécialiste du poumon, ou encore Charles Downs, spécialiste des maladies héréditaires.
Un site Internet a même vu le jour pour les recenser, nommé Retraction Watch. En 2018, la directrice par intérim du CNRS Anne Peyroche, avait elle-même été désavouée. Des internautes avaient rapporté des données manipulées dans des articles qu’elle avait signés.
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