Canicule marine dans l’Atlantique: pourquoi il faut s’inquiéter des records de température

Depuis plusieurs jours, les météorologues enregistrent des vagues de chaleur inédites, appelées canicule marine, dans l’océan Atlantique. Si ce phénomène n’est pas nouveau, son accélération cette année interpelle les scientifiques, car les conséquences, à la fois sur la mortalité des espèces et pour l’homme, peuvent être désastreuses.

« L’océan est en surchauffe ». L’alerte est prononcée par Juliette Mignot, directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). On l’ignore parfois, mais la canicule touche aussi les fonds marins et les océans. Si le phénomène semble moins extraordinaire que les incendies au Canada, des vagues de chaleur sans précédent sont pourtant en train de frapper l’Atlantique, du sud de l’Islande jusqu’en Afrique, sur des milliers d’hectares.

Au large de Bordeaux, dans le golfe de Gascogne, « on était aux alentours de 21 degrés il y a trois jours, ce qui représente 4 degrés d’anomalie, au-dessus de la normale », rapporte Thibault Guinaldo, chercheur au Centre national de recherches météorologiques (Météo-France/CNRS). Récemment, les côtes irlandaises ont été les plus touchées, avec des températures 5 degrés au-dessus de la moyenne, selon les données de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique.

Leur fréquence et leur intensité s’amplifient à vue d’œil. « Ce qui est frappant, c’est l’accélération de ces vagues de chaleur entre la mi-mai et la mi-juin. L’océan Atlantique a pris 5 degrés en un mois, c’est énorme, et très tôt dans l’année », glisse Thibault Guinaldo.

  • À quel moment peut-on parler de canicule marine ?

On parle de vague de chaleur marine lorsque la température de la mer dépasse un certain seuil pendant plus de cinq jours. « Une canicule marine trouve son origine soit au niveau atmosphérique, soit océanique, ou parfois les deux », indique le chercheur.

Dans la Méditerranée, dont la température de l’eau avait bondi jusqu’à 31 degrés à l’été 2022, le manque de vent est souvent en cause. « Le vent permet normalement de brasser l’eau chaude à la surface de l’océan, avec l’eau froide au fond. Quand il n’y a presque plus de vent, ce mélange n’a plus lieu et l’océan ne peut pas se refroidir », explique le scientifique.

Actuellement, dans l’Atlantique Nord, c’est un double effet qui est en train de se réaliser : d’un côté la réduction des vents, et de l’autre, la présence d’un anticyclone qui entraîne une « masse d’air sèche, beaucoup moins de nuage, une période d’ensoleillement très intense, donc des températures dans l’atmosphère très chaudes », décrit Thierry Perez, chercheur du CNRS à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (Université d’Aix-Marseille).

Le phénomène climatique d’El Niño vient s’ajouter à ce cocktail explosif : il se caractérise par une très forte hausse des températures de la surface de l’eau dans l’océan Pacifique, et se traduit souvent par une flambée des températures mondiales. Sauf que ce réchauffement de l’eau « s’étend en profondeur, se déplace avec les courants pour atteindre, des mois plus tard, l’océan Atlantique », poursuit le chercheur.

  • Quels sont les effets sur la biodiversité ?

La communauté scientifique s’accorde à dire que la canicule marine bouleverse les écosystèmes marins et affaiblit ceux les plus vulnérables. À l’échelle de la Terre, des températures trop élevées dans l’eau « modifient la répartition, le comportement et la reproduction de certaines espèces aquatiques », avance Thierry Perez. Dans l’Atlantique, de nombreux poissons remontent de la zone sud-tropicale et migrent au nord ou vers l’Arctique.

« On voit ça par exemple avec le poisson baliste, qui trouve son origine autour du Sénégal, et est aujourd’hui pêché par les Bretons et les Britanniques. Ou même le barracuda qui a migré de manière spectaculaire des côtes d’Afrique du Nord-Ouest vers les côtes provençales. »  

Mais les espèces qui ne peuvent pas se déplacer, comme les herbiers marins, les algues, les coraux ou même les huitres et les moules, « sont contraints à s’adapter à leur nouvel environnement, à la température et à l’acidité de l’eau »… ou bien à périr, commente Juliette Mignot.

Thierry Perez ne pensait pas devoir utiliser un jour le mot « extinction » dans un de ses articles scientifiques. Mais l’été dernier, alors qu’il travaille sur le sujet depuis des années, ce sont des espèces entières d’éponges qu’il a vu disparaître. « Au mois de juin 2022, je suis parti en mission au Cap-Vert.

En rentrant en France, plusieurs espèces avaient tout simplement été éradiquées de la Méditerranée. À cause des vagues de chaleur successives dans le récif corallien, les conditions sont devenues insupportables. » Alors, dans l’Atlantique, « il va aussi falloir compter les morts, ça devient un métier en écologie », ironise-t-il tristement.

Au contraire, d’autres espèces arrivent à résister à la chaleur et pourront proliférer, comme le font déjà certaines méduses. « Et par conséquent, elles vont modifier les écosystèmes et façonner de nouveaux paysages », affirme Thierry Perez.

Des ostréiculteurs récupèrent leurs huitres, sur l'île d'Oléron, dans le sud-ouest de la France.
Des ostréiculteurs récupèrent leurs huitres, sur l’île d’Oléron, dans le sud-ouest de la France. 

Et les conséquences pour l’homme ?

C’est là tout l’enjeu : comment l’être humain est-il capable de s’habituer à ces changements « inévitables » de la biodiversité, là où dans certaines zones, « l’homme est moins préparé et plus vulnérable au changement », comme le dépeint Juliette Mignot ?

Car à faible profondeur, ces vagues de chaleur marine peuvent avoir des conséquences indirectes sur la qualité de l’eau, et donc sur l’utilisation que nous en faisons. « La prolifération de micro algues toxiques et de micro-organismes à cause de la chaleur dans les zones proches du rivage peut, à terme, rendre la baignade impropre. Et peut-être qu’un jour, on ne pourra plus se baigner l’été », interpelle Thierry Perez.

Ces pathogènes peuvent également toucher les coquillages que nous consommons. « Certaines bactéries dues à la chaleur de l’eau peuvent provoquer des maladies chez les espèces que nous mangeons », signale-t-il. Et par conséquent, potentiellement rendre toxique certains poissons, crustacés ou fruits de mer.

« Ça nous amène à la vulnérabilité des sociétés humaines. Comment vont faire les pays dont l’activité économique dépend en grande partie des produits de la mer ? On observe déjà des grosses anomalies de productivités des cultures d’huitres dans les Landes et dans le sud-ouest de la France. On peut arriver à un problème de ressources, et à des conflits autour de celles-ci », ajoute Juliette Mignot.

Le secteur de la pêche doit lui aussi s’ajuster aux nouvelles proies qui apparaissent, disparaissent, ou migrent, notamment en investissant de larges sommes en carburant pour suivre les poissons migrateurs. « Il n’y a pas une année sans qu’un pêcheur me ramène un poisson en me demandant s’il se mange », raconte Thierry Perez.

  • Peut-on prédire ces canicules marines à l’avance ?

Thierry Perez travaille depuis plus de vingt ans sur les anomalies thermiques dans la mer Méditerranée et enregistre des vagues de chaleur marine chaque année. D’après lui, l’augmentation du nombre d’événements climatiques extrêmes à l’échelle planétaire est annoncée depuis longtemps. En revanche, impossible de prédire la configuration de ces canicules océaniques : « Quand vont-elles survenir ? Quelle sera leur durée, leur intensité, la profondeur de l’eau affectée ? On ne le sait pas à l’avance. »

Pour Thibault Guinaldo, les projections météorologiques montrent qu’il y aura une amplification de ces canicules dans les années à venir. « Entre 1982 et 2016, les vagues de chaleur dans l’océan ont doublé à l’échelle du globe, et ça ne va pas s’arrêter », alerte-t-il.

Comme le rappelle Juliette Mignot, c’est tout l’équilibre marin qui est remis en cause et déséquilibré par ces vagues de chaleur. Car d’ordinaire, « l’océan est notre allié dans la lutte contre le réchauffement climatique », assène-t-elle. Les scientifiques estiment qu’il stocke plus de 90 % de l’excédent de chaleur produite par l’activité humaine, et absorbe un quart de l’excès de CO2 que l’homme émet dans l’atmosphère.

Sauf qu’un océan trop chaud a une moins bonne capacité de stockage de carbone. « On a donc un cercle vicieux : davantage de CO2 va stagner dans l’atmosphère et provoquer encore plus de réchauffement climatique », ponctue-t-elle. Supprimer cet effet tampon permettant de contrôler notre niveau de dioxyde de carbone peut laisser place à un réchauffement qui risque de s’emballer.

RFI

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