Avec « Trust », brillant roman sur l’Amérique des années 30, déployé dans une narration très originale, l’écrivain américain d’origine argentine Hernan Diaz a reçu le Prix Pulitzer de la fiction 2023.
Après, Au loin (La Croisée), le romancier américain Hernan Diaz signe un second livre qui plonge dans l’Amérique des années et 20, puis des années 30 pendant la Grande Dépression. Ce roman audacieux dans sa conception interroge sur le pouvoir de l’argent et la machine capitaliste, et sur l’automystification, celle que les hommes de pouvoir cherchent à imposer, mais aussi plus largement celle qui a contribué à construire le « rêve américain ». Trust (Editions de l’Olivier) paraît en France le 16 août.
L’histoire : Benjamin Rask, un cador de la finance à New York, est un fils d’immigrés juifs danois, des industriels passés par l’Ecosse avant de s’installer sur le continent américain. Choyé par sa mère, l’enfant doué en mathématiques révèle très tôt des talents pour la finance. D’un tempérament renfermé, Benjamin épouse Helen, une fille d’aristocrates fantasques, qui comble sa vie. Dans son métier, son habileté est telle qu’il échappe, voire qu’il profite du Krash de 29.
Pendant que Benjamin travaille à grossir sa fortune, Helen s’intéresse à la musique et à ses œuvres de bienfaisance. Mais peu à peu, l’épouse du financier perd la raison et la vie de ce couple en apparence parfait se délite jusqu’aux pires confins.
« Tordre la réalité pour la faire coïncider »
Composé de quatre parties, Trust commence par une fiction, signée par un écrivain du nom de Harold Vanner, puis se poursuit par un manuscrit titré « Ma vie », qui raconte la même histoire, à la première personne cette fois, et d’une tout autre manière. Benjamin et Helen Rask s’appellent dans cette nouvelle version Andrew et Milred Bevel. Puis vient le récit des coulisses de l’écriture de ce manuscrit, rédigé par Ida Partenza selon les indications du financier. Et enfin le livre se referme sur le journal de Milred/ Helen, l’épouse du personnage principal.
Qui sont les personnages réels, qui sont les personnages de roman ? Qui dit la vérité, qui ment ? Où est la réalité, où est la fiction ? « Tordre la réalité pour mieux la faire coïncider », telle est la manière dont Ida Partenza, la jeune femme chargée d’écrire la biographie d’Andrew Bevel résume son travail. Ainsi s’interroge-t-on tout au long du livre sur cette question de la confiance, titre astucieusement choisi par l’auteur pour son roman.
Ce roman kaléidoscopique ébranle en permanence la fiabilité du narrateur, mettant en évidence par sa forme narrative même le dispositif de mystification mis en œuvre par les hommes, et au-delà, par un système, jusqu’à la construction du mythe du « rêve américain ». L’écrivain s’amuse ainsi à décortiquer le processus pour mieux en débusquer les revers, et montrer ce que cette mystification cherche à camoufler : la face sombre de l’histoire, ses misères, sa folie.
« Ce livre parle de l’argent au sens large, de son extraordinaire pouvoir d’attraction gravitationnelle, et de sa capacité à distordre la réalité et à créer des mythes autour de lui-même » confiait Hernan Diaz dans une interview à la NBC.
La voix des femmes
Pour appuyer son propos, l’écrivain met la langue au service du dispositif : très littéraire dans la première partie, on pense aux romans du XIXe, à Balzac dans la minutie des descriptions du microcosme de la finance des années 20 et 30, et le récit de la vie intime du couple. Puis la langue s’appauvrit dans la seconde partie, un manuscrit, une ébauche avec des parties inachevées, ponctuées de notes telles que : « à creuser », « à développer », un texte aux accents pompeux caractéristiques d’une autofiction de commande, truffé de maximes ineptes.
La troisième partie revient à une forme plus littéraire et enfin le dernier mouvement, le journal, est déployé dans une langue évanescente, sans ponctuation, très libre et poétique.
Avec ce second roman, Hernan Diaz rend aussi un hommage appuyé aux femmes, moins enclines à mystifier leur histoire. Il dresse le portrait de deux d’entre elles, intelligentes et fortes. En creux Milred, la femme prétendument « discrète » et dévouée à son mari et à ses causes quand elle est racontée par les hommes, en réalité une tout autre personne que l’on découvre dans son journal à la fin du livre.
Et Ida Partenza, la jeune femme engagée par Bevel pour faire le récit hagiographique de sa vie, capable de tenir tête autant à son père immigré italien communiste qu’à son patron richissime, pour tracer sa propre route.
« En faisant des recherches pour le livre, en fouillant les archives, je me suis rendu compte que tous les récits sur la richesse, il n’y a aucune femme, jamais, c’est un monde sans femmes, au mieux elles sont reléguées au rôle d’épouse, de secrétaire ou éventuellement de victime… Ce sont les trois rôles auxquels elles sont exclusivement assignées, à la fois dans l’histoire, mais aussi dans la fiction » explique Hernan Diaz sur la NBC.
« Je voulais reprendre ces stéréotypes, et les renverser. Il y a des épouses, des secrétaires et des victimes dans mon livre, mais les rôles sont dans une large mesure renversés », ajoute l’écrivain.
Hernan Diaz revisite dans un roman audacieux une période emblématique de l’histoire des Etats-Unis et livre une réflexion passionnante sur la mystification et la puissance de la fiction. « Rendez-vous compte. Les événements imaginaires de cette fiction ont une présence plus forte dans la réalité que les faits avérés de ma vie », déplore son personnage principal. Trust est un grand livre de cette rentrée littéraire 2023.
Couverture de « Trust », second roman d’Hernan Diaz récompensé par le Prix Pulitzer 2023
« Trust », d’Hernan Diaz, traduit de l’Anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard (Editions de l’Olivier, 400 p., 23,50 €).
Extrait :
« Au cours des épreuves et des entretiens que j’ai passés chez Bevel Investments, j’ai appris une chose que j’ai eu l’occasion de corroborer maintes fois au cours de mon existence : plus on est près d’une source de pouvoir, plus l’ambiance devient calme. L’autorité et l’argent s’entourent de silence, et on peut mesurer l’influence de quelqu’un à l’épaisseur du silence qui l’enveloppe. »
AFP