L’Ukraine a dévoilé, dimanche, un plan en douze points qui décrit les mesures qu’elle prendra une fois que la Crimée sera réintégrée à son territoire national. Kiev a réitéré ces derniers mois à plusieurs reprises que le retour de cette péninsule au sein du territoire ukrainien était l’un de ses principaux buts de guerre. Un objectif que Washington ne rejette plus aussi catégoriquement depuis quelques mois.
Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil de défense et de sécurité nationale d’Ukraine a un plan en douze points pour la Crimée. Dans ce document, publié dimanche 2 avril, et qui décrit comment « dé-occuper » (terme utilisé officiellement dans le texte en anglais) la péninsule, il va jusqu’à rebaptiser Sébastopol, principal port militaire russe en mer Noire depuis 200 ans, en “l’objet numéro 6”.
Pour le reste, Oleksiy Danilov promet aussi d’être sans pitié avec les Ukrainiens qui ont “coopéré avec l’occupant” russe et prévoit des poursuites pénales et des sanctions comme la privation de droits civiques pour ces “collaborateurs”.
Publié sur Facebook par ce haut dirigeant ukrainien, ce plan prévoit aussi la démolition du pont du détroit de Kertch (qui relie la péninsule au continent côté russe), l’expulsion de tous les citoyens russes qui se sont installés en Crimée après 2014, et l’annulation de toutes les transactions immobilières effectuées sous le régime russe.
Crimée et Donbass, même combat
C’est un document inédit qui prévoit pour la première fois dans le détail à quoi pourrait ressembler la Crimée après la reconquête ukrainienne. Une projection dans le futur qui peut sembler déconnectée des réalités du terrain et de l’état du front. L’armée ukrainienne tente toujours actuellement de repousser les assauts russes sur la ville de Bakhmout. L’hypothèse d’une poussée victorieuse des forces ukrainiennes jusque dans les faubourgs de Sébastopol peut difficilement être à l’ordre du jour immédiat de l’état-major à Kiev.
En fait, les déclarations d’Oleksiy Danilov servent avant tout des fins de politique intérieure. “Ces douze points reprennent beaucoup d’éléments des plans élaborés pour les régions du Donbass. Ce sont autant de programmes qui permettent au gouvernement de réitérer son engagement à maintenir ou restaurer l’intégrité territoriale de toute l’Ukraine pour rassurer l’opinion publique”, estime Huseyn Aliyev, spécialiste du conflit ukraino-russe à l’université de Glasgow.
Plus d’un an après le début de la grande offensive russe, Kiev assume aussi davantage de placer la Crimée tout en haut de la liste ses objectifs de guerre. “Au début de la guerre, c’était un sujet tabou. Il était surtout question de défendre le pays”, souligne Huseyn Aliyev.
Mais “depuis l’échec de l’attaque russe contre Kiev, et les premiers succès des contre-offensives ukrainiennes, l’idée d’une reconquête de la Crimée s’est peu à peu imposée dans le discours officiel”, constate Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité russe et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Washington à la rescousse ?
Ainsi, fin août, Volodymyr Zelenski affirmait que “tout avait commencé avec la Crimée [en 2014], et tout finira avec la Crimée”. Six mois plus tard au sommet de Davos en Suisse, le président ukrainien demandait davantage d’armes occidentales pour, notamment, “reprendre l’intégralité de nos territoires, y compris la Crimée”.
C’est une manière pour le dirigeant ukrainien de montrer à son peuple “que l’armée ukrainienne, forte de ses succès sur le terrain, est dans une perspective conquérante”, souligne Nicolo Fasola, spécialiste des questions militaires russes à l’université de Bologne.
Kiev se sent d’autant plus libre d’étaler ses ambitions au grand jour que l’idée fait aussi son petit bonhomme de chemin dans les capitales occidentales. À commencer par Washington. En décembre 2022, le secrétaire d’État Anthony Blinken ne voulait pas entendre parler de Crimée et assurait que le soutien américain devait seulement permettre à l’Ukraine de “reprendre les territoires perdus depuis le 24 février 2022 [début de la guerre d’invasion russe, NLDR]”. Trois mois plus tard, Victoria Nuland, numéro 3 du ministère des Affaires étrangères et surnommée la “madame Ukraine” de Joe Biden, soulignait que Kiev “ne serait en sécurité que si la Crimée était, au minimum, démilitarisée”.
Plus facile à dire qu’à faire ? Une offensive ukrainienne contre la Crimée représenterait un défi militaire sans précédent pour Kiev. “Jusqu’à présent, l’armée ukrainienne s’est uniquement lancée à l’assaut de positions russes non-fortifiées. Ce sera complètement différent en Crimée où la Russie a installé depuis près de huit ans tout un système de défense”, souligne Nicolo Fasola.
“Il manque un élément à l’Ukraine pour avoir une chance : des missiles à longue portée”, assure le site Politico. C’est pourquoi Kiev réclame depuis la fin 2022 des missiles américains ATACMS (Army Tactical Missile System) dont la portée dépasse les 300 km. “L’armée ukrainienne pourra difficilement s’approcher de la frontière avec la Crimée sans avoir détruit une partie des défenses russes grâce à des missiles à longue portée”, analyse Jeff Hawn.
Washington rechigne à fournir de telles armes à Kiev. D’abord, “parce que les États-Unis craignent que l’Ukraine s’en serve pour frapper ailleurs en territoire russe, et un missile d’origine américaine tombant sur le sol russe pourrait entraîner une sérieuse escalade du conflit”, estime Nicolo Fasola.
Les États-Unis estiment, en outre, “qu’ils n’ont pas suffisamment d’ATACMS pour se permettre d’en envoyer à l’Ukraine”, ajoute Glen Grant, un analyste sénior à la Baltic Security Foundation et spécialiste du conflit en Ukraine. En effet, “il faudrait probablement des centaines de missiles ATACMS pour percer les défenses anti-aériennes russes en Crimée”, confirme Nicolo Fasola.
Menace d’escalade nucléaire ?
Pour autant, les appels à reconquérir la Crimée ne sont pas uniquement des fanfaronnades politiques. “Il y aura à coup sûr une bataille pour le contrôle de la Crimée avant la fin de la guerre”, assure Glen Grant. Un affrontement qui ne devrait pas se produire dans l’immédiat. “L’Ukraine voudra d’abord libérer les oblasts de Kherson et Zaporijjia et l’armée aura besoin de toutes ses forces pour y parvenir, donc la Crimée devra attendre”, assure Huseyn Aliyev. Pour lui, les combats n’atteindront la péninsule que dans un an au minimum.
La grande inconnue pour ces experts reste la réaction du Kremlin. “Le risque que Vladimir Poutine décide de recourir à des frappes nucléaires pour contrer une offensive en Crimée existe. Et c’est d’ailleurs pourquoi une partie des pays occidentaux hésitent à soutenir ouvertement la reprise de la Crimée”, affirme Nicolo Fasola. Surtout si pour y arriver Kiev utilise des missiles made in USA.
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