Au Pérou, la Chine construit en ce moment, avec sa compagnie Cosco Shipping, un port en eau profonde qui doit permettre de réduire le temps de trajet des conteneurs entre l’Amérique latine et la Chine de dix jours. Un projet qui s’inscrit dans le cadre des « nouvelles routes de la soie ».
L’Amérique latine est le deuxième plus important destinataire des investissements étrangers chinois derrière l’Asie. Emmanuel Véron, spécialiste de la Chine contemporaine, des questions stratégiques et de relations internationales, associé à l’Inalco et à l’École navale, répond aux questions de RFI sur les « nouvelles routes de la soie » en Amérique latine.
RFI : Qu’est-ce que la Chine vient chercher au Pérou, et plus largement en Amérique latine ?
Emmanuel Véron : Elle vient d’abord et avant tout chercher du soutien et de l’appui politique, diplomatique, mais aussi des ressources naturelles et agricoles. C’est le pilier essentiel de la diplomatie chinoise en direction du Pérou, de la Colombie, du Brésil bien évidemment, ou de l’Argentine. Pékin veut aussi resserrer l’étau diplomatique autour de Taïwan, en essayant de se rapprocher le plus possible de différents États qui jusqu’alors reconnaissaient Taïwan.
Et quand on regarde la cartographie de ces États-là, ils ne font que s’égrainer, diminuer : on a quelques États en Amérique centrale, aux Caraïbes et un seul en Amérique latine, le Paraguay. L’ensemble des autres États reconnaît Pékin comme seule Chine.
Cette volonté de la Chine d’établir des liens avec l’Amérique latine ne date pas des « nouvelles routes de la soie », elle a commencé il y a une vingtaine d’années. Est-ce que c’était aussi, de la part de certains pays d’Amérique latine, une volonté d’être moins proche des États-Unis, de l’influence américaine ?
Il y a indéniablement, de la part de la plupart des pays latino-américains, une volonté de diversifier les partenariats, de sortir d’une logique d’arrière-cour américaine. D’ailleurs, on voit que la percée chinoise des 20 dernières années est concomitante avec l’arrivée au pouvoir des différents mouvements de gauche, que ce soient le Brésil, les pays andins, l’Argentine ou le Chili.
Bien évidemment, depuis 20 ans, il y a eu flux et reflux de ces gouvernements, de gauche et de droite. Aujourd’hui, on a de nouveau un agenda qui est plutôt à gauche. Et on sent que la Chine essaye au maximum, même si elle partage des accointances avec l’ensemble du spectre politique, de tirer profit de ce paysage politique plutôt à gauche.
Ces « nouvelles routes de la soie », on le voit avec la construction de ce port en eau profonde au Pérou, vont au-delà du simple accord pour l’exportation d’énergie et de matières premières. Comment procède la Chine pour s’établir dans ces pays ?
Il y a cette première phase de rapprochement, d’intensification des relations, et puis rapidement la signature des accords de libre-échange avec l’ensemble des pays – je pense à celui du Brésil au milieu des années 2000, idem avec la Colombie, le Pérou, l’Argentine, le Chili… qui donc viennent asseoir l’influence politique, diplomatique chinoise, qui, elle, cherche d’abord à sanctuariser les ressources naturelles – des ressources minières, des ressources agricoles.
Et puis, par là même, déployer tout le volet infrastructurel du rail, de la route et bien évidemment les infrastructures portuaires. Il y a, je le disais, sur les ressources naturelles, l’importance des minerais, du gaz et du pétrole. Ce qui conduit certains collègues enseignants-chercheurs latino-américains à parler de « reprimarisation » des économies latino-américaines : à mesure de l’accroissement des relations économiques – par exemple avec le Brésil, on a davantage de relations qui sont polarisées par l’extraction, par les ressources agricoles.
En échange, on a une perte substantielle des capacités industrielles brésiliennes face à la très forte concurrence chinoise, notamment de produits chinois dans la balance commerciale sino-brésilienne qui viennent inonder le marché brésilien.
Et puis, toujours dans le cadre de ces « nouvelles routes de la soie », il y a ces prêts contractés auprès de la Chine – elle le fait aussi en Asie ou en Europe centrale : des prêts sous conditions : « on vous prête de l’argent, mais vous devez recourir à notre technologie si vous voulez faire telle ou telle chose »
Le cas de l’Argentine est particulièrement intéressant, puisqu’elle a adhéré pleinement en signant ce qu’on appelle un Memorandum of understanding en février 2022, dans le cadre des « nouvelles routes de la soie ». Et précisément, quand un pays signe ce type d’accord, c’est « open bar », si je puis dire, pour la pénétration chinoise en matière de standards, en matière de déploiement diplomatique, commercial, voire stratégico-militaire.
Et il ne vous aura pas échappé que l’Argentine accueille une base avec un relais pour le développement spatial de la Chine, notamment dans la base de Neuquén au cœur de l’Argentine. Et cette base-là, qui a des visées sur le programme spatial, fait aussi la jonction avec la vision chinoise d’observation et de visée stratégique sur le pôle Sud.
Donc on voit bien ici l’enjeu, qui est purement infrastructurel, des « nouvelles routes de la soie », associé à des enjeux stratégiques et diplomatiques dans lesquels les partenariats déséquilibrés avec des pays affaiblis, et c’est bien le cas de l’Argentine, ne pèsent pas suffisamment face à la Chine.
Et comment les États-Unis voient cela ? Parce que pendant des années l’Amérique latine était un peu leur arrière-cour…
C’est la grande question. On s’interroge effectivement sur l’agenda stratégique américain concernant son arrière-cour. Certes, les États-Unis continuent à entretenir des liens particuliers, je pense aussi à la Colombie, ou prochainement, ils vont réinaugurer un nouveau consulat, qui sera beaucoup plus grand que l’actuel, à Rio de Janeiro au Brésil. Donc, on voit bien que les Américains sont bien là, regardent, observent, suivent le sujet.
Mais fondamentalement, en matière de politique étrangère, c’est relativement discret. Ils en parlent assez peu. Ça correspond fondamentalement à, plus largement, la politique américaine depuis Obama, où on ne peut plus être partout, tout le temps, y compris dans son arrière-cour.
Et il y a quand même eu avec l’administration Trump une sorte de réveil, en tout cas qui est un tournant, où on a parlé davantage de la fragilisation d’un certain nombre d’économies, de pays et de sociétés, notamment en Amérique latine, avec cette percée chinoise.
Et il ne sera pas surprenant dans les prochains mandats d’avoir un retour plus substantiel d’une politique américaine sur le continent latino-américain.
La Chine passe des accords un peu partout dans le monde, pour ces « nouvelles routes de la soie ». On parle surtout de l’Asie, de l’Europe centrale. Est-ce qu’il y a des spécificités propres à l’Amérique latine ?
Je crois que la spécificité qui est propre à l’Amérique latine, c’est la nature même des États latino-américains. Un exemple très précis : on évoquait l’Argentine, qui a adhéré par la signature d’un Memorandum of understanding, aux « nouvelles routes de la soie ». C’est l’exemple contraire du Brésil : alors même que le retour au pouvoir de Lula, il y a un an maintenant, pouvait laisser penser que le Brésil allait des deux pieds dans la relation avec la Chine.
En fait, c’est beaucoup plus nuancé que cela – puisque maintenant la plupart de l’intelligentsia brésilienne est sensibilisée par rapport à un risque accru de fragilisation, de mettre tous ses œufs dans le même panier avec la Chine. Et ce aussi bien dans le milieu de l’extraction que dans les grands consortiums, agro-industriels ou d’autres secteurs industriels brésiliens. Donc il y a une forme, à travers les États et les sociétés latino-américaines, de plus de résistance, ou en tout cas de davantage manifester – non pas nécessairement une opposition musclée – mais en tout cas le fait de dire non et de savoir dire non.
Quelles sont les conséquences de cette proximité de l’économie des pays d’Amérique latine avec la Chine directement sur la population ? Et d’ailleurs, comment est-ce que les habitants le vivent ?
Quand on regarde les dix ou quinze dernières années, on a au sein des sociétés civiles latino-américaines, qu’elles soient colombiennes, chiliennes, argentines, brésiliennes ou autres, davantage de sensibilisation aux questions géopolitiques dont les questions chinoises. Des gens maintenant apprennent le chinois, la Chine a massivement investi sur la diffusion du chinois à travers différents programmes, que ce soit en accueillant des étudiants sur le territoire chinois ou en construisant différents centres et instituts Confucius ou autres.
Pour autant, la quasi-totalité des sociétés latino-américaines reste très tournée sur la partie hémisphère nord : Amérique du Nord d’un côté, et puis l’Europe occidentale de l’autre. Malgré les grandes questions de Sud global, de relations Sud-Sud, etc., la plupart de ces sociétés-là sont très fortement polarisées : que ce soit en matière culturelle, de formation, de business, de réalisation personnelle ou dans la vie professionnelle, elles sont davantage tournées vers le Nord, même si on voit une diversification des intérêts en direction des autres sociétés de ce fameux « Sud global ».
RFI