Fruit de deux ans d’enquête, le documentaire primé « Collision » de Philip Hamilton dévoile une réalité invisible : le trafic maritime mondial, qui s’intensifie toujours plus, est responsable de milliers de morts de baleines chaque année. Entretien avec un réalisateur qui prend le problème – et ses solutions – à bras-le-corps.
Le documentaire Collision de Philip Hamilton est sorti le 8 septembre 2023 sur les plateformes Vimeo et Amazon Prime. Il sera également projeté le 13 septembre à l’Unesco, à Paris, à l’occasion d’une table ronde animée par Sciences et Avenir. Cette enquête au long cours se penche sur le problème des collisions entre bateaux et baleines. Des accidents fréquents, souvent mortels pour ces dernières et qui affectent fortement des populations déjà éprouvées par la pression anthropique.. Entretien avec le réalisateur.
Philippe Hamilton : C’est un sujet très mal connu, y compris par de nombreux spécialistes des baleines. La responsable scientifique du film, Susannah Buchan, océanographe spécialisée en acoustique des baleines à l’université de Concepción (Chili), qui a notamment découvert le chant de la baleine bleue de Patagonie, n’avait par exemple pas connaissance du phénomène d’ombre du bateau : la masse du navire produit en effet devant lui comme un cône d’ombre qui occulte le bruit des moteurs situés à l’arrière.
Cela trompe les baleines qui ne l’entendent pas arriver. Je l’ai moi-même découvert par l’intermédiaire d’un contact chez les sous-mariniers, qui m’a indiqué qu’eux-mêmes étaient leurrés par ce phénomène. C’est un sujet complexe, très préoccupant.
Combien de temps a-t-il fallu pour mener l’enquête ?
Deux ans. Mais je partais d’une connaissance des cétacés acquise depuis plus de 15 ans. Ma première rencontre avec des baleines date d’il y a 17 ans. Avec le temps, j’ai noué des contacts avec des scientifiques, des industriels et côtoyé tant d’autres espèces de baleines.
En ce moment, j’achève un court métrage sur la baleine franche australe, après avoir passé tout le mois de juillet immergé avec un groupe de baleines, des animaux énormes et fascinants. J’ai accumulé beaucoup de connaissances sur les cétacés.
Comment stopper cette hécatombe de baleines qui entraîne l’effondrement de populations de baleines ?
Les solutions existent, nous les avons inventoriées. Mais il y a d’autres pans de la réalité qui n’apparaissent pas dans le film. Les solutions proposées aujourd’hui sont plus ou moins difficiles à implanter.
Car il y a différents types de trafics, de baleines, de situations. Et bien entendu, différentes solutions qui ne peuvent être installées du jour au lendemain sans coût.
Ailleurs, des technologies coûteuses ont été testées, comme des bouées qui pour certaines ne fonctionnent pas. C’est beaucoup de fonds déployés dans la mauvaise voie. Il faut maintenant réaliser un énorme travail scientifique pour faire émerger de nouvelles solutions.
Mais il faut être certain que les capitaines des bateaux les utilisent, alors que jusque-là ils ne se sont pas préoccupés du sort des baleines. Le WWF a ainsi constaté que le système d’alerte mis en place dans la zone Pelagos en Méditerranée, qui signale la présence de baleines aux bateaux pour les inciter à ralentir, ne fonctionne pas. Un gros bateau qui fait une traversée depuis l’Asie jusqu’en Europe avec un équipage d’une dizaine de personnes fonctionne essentiellement avec le pilote automatique, à vitesse constante.
Le sujet est vaste, les pollutions sont nombreuses. Mais dans certains endroits, on constate aussi un changement d’approche, de morale en quelque sorte, qui s’appuie sur des solutions gratuites, faciles à installer. Cela permet aujourd’hui de sauver la vie de centaines de baleines.
Cela vous rend-il optimiste ?
Je suis optimiste à partir du moment où les gens ont connaissance des problèmes. Leur impact sur les décisions politiques et économiques peut alors être important. Un exemple : en février 2023, j’étais en Antarctique et j’y ai rencontré deux personnes sur un petit voilier au pied de la péninsule antarctique. Un soir, ils sont venus dîner à bord et nous avons parlé des baleines et de ce problème de collisions.
L’un d’entre eux me dit alors : « Ah mais oui, en passant par le canal de Beagle en sortant d’Ushuaïa pour nous diriger vers l’Antarctique, nous avons subi un gros choc. En fait, on a dû taper une baleine. » C’était un voilier qui n’allait pas très vite, mais selon l’angle de choc avec la baleine et la vitesse du bateau, cela peut entraîner de graves conséquences pour l’animal.
C’est un sujet vraiment important pour l’ensemble du trafic maritime. Cela ne concerne pas seulement les gros paquebots de croisière, les gros yachts avec leurs moteurs puissants et rapides, mais toute une panoplie de bateaux qui sont d’une façon ou d’une autre impliqués dans cette problématique.
Or leurs capitaines n’ont même pas connaissance du sujet ! Dans le film, l’un d’entre eux explique qu’il y a deux grandes écoles au monde de formation des futurs capitaines de gros navires, et que le mot cétacé, le mot baleine n’existe pas dans le programme.
Alors qu’ils passent l’essentiel de leur temps en mer et qu’ils sillonnent tous les océans, ils n’ont jamais entendu parler de leur impact sur les populations de baleines.
Or les compagnies maritimes dont nous parlons naviguent dans des endroits où il y a de fortes concentrations de baleines, soit parce qu’elles y trouvent leur alimentation, soit parce que c’est une zone de reproduction dans des eaux calmes et chaudes. Ces zones sont connues, même si nous avons besoin de plus d’observations et d’études scientifiques pour identifier les périodes à risques.
Sur la carte des mers du monde, on peut identifier les régions de vie et de concentration des baleines et leurs couloirs migratoires. Il devrait donc être possible de s’en détourner.
Quel peut être le rôle des scientifiques dans ce combat ?
Dans le film, on aborde l’exemple de la Catalogne, au nord de Barcelone. Il y a deux à trois ans, personne ne savait ce que les baleines, dont la deuxième baleine plus grande au monde après la baleine bleue, le rorqual commun, venaient faire sur ces côtes. Elles font des entrées en Méditerranée jusqu’à la Ligurie, en Italie, pour s’alimenter et reviennent vers les côtes espagnoles pour repartir dans l’Atlantique. Une trajectoire qui dure entre quatre à cinq mois.
On pensait que ce n’était donc qu’une zone de passage vers l’Italie. Mais l’an passé, Espagnols et Italiens ont réalisé une première campagne océanographique conjointe pour étudier le comportement de cette population de baleines et ils ont découvert qu’en fait, elles s’arrêtent tout le long du voyage, en fonction de la quantité de nourriture qu’elles trouvent selon les pays, les rivières.
Donc si pendant ces trois mois de présence des rorquals on éloignait la zone de trafic de seulement dix mille nautiques par rapport à la côte, ce qui n’est rien pour les bateaux, on préserverait un grand nombre de ces cétacés considérés comme en danger à l’échelle du globe. Une nouvelle fois, cela montre l’importance du travail des scientifiques pour préserver ces populations.
Pour moi, il faut que partout dans le monde on prenne connaissance de ces situations pour que cela amène à plus d’aides ou que cela déclenche des réunions de travail et autres initiatives pour trouver des solutions. C’est l’objectif de ce film : informer le plus largement possible.
Avez-vous rencontré des obstacles, des oppositions ?
Bien sûr ! Prenons l’exemple des Canaries où, comme en Grèce, la population de cachalots est en train de disparaître à une vitesse incroyable et va s’éteindre d’ici très peu de temps. Cette population est très suivie par les scientifiques et l’on connaît le nombre d’animaux morts et le nombre de naissances.
Il y a peu, un jeune cachalot a été tué avant même qu’il ait eu la possibilité de se reproduire. Cette hécatombe est liée à un modèle économique qui est basé sur la vitesse des ferrys – les fast ferrys – pour assurer la liaison entre les îles. Ces bateaux atteignent la vitesse de 35 nœuds, ce qui ne laisse aucune chance aux mammifères marins. Les sociétés argumentent que leurs bateaux sont équipés de caméras thermiques, qu’ils ont un système d’information propre.
En réalité, très peu de ferrys vont dévier leur route ou réduire leur vitesse, car leur modèle économique est la vitesse et la route la plus courte. Alors qu’il faudrait imposer une navigation ralentie dans des zones où il y a de fortes chances de collision avec un cachalot. On a besoin d’un changement de mentalité.
Nous avons travaillé avec les autorités, qui savent très bien que si cette situation est connue du grand public, les gens vont peut-être se tourner vers les liaisons moins rapides. Et le modèle économique devra changer.
Il y a d’autres exemples comme en Patagonie, où l’industrie du saumon a installé des élevages dans les canaux. Leurs navires naviguent de nuit très rapidement.
Il y a beaucoup d’argent en jeu pour ces groupes économiques dont l’objectif est de produire le plus de saumons possibles. Le sort des baleines ne rentrent pas en ligne de compte.
D’autant plus que jusqu’à présent, leur impact sur ses populations n’était pas visible : lorsqu’il y avait une baleine échouée, il était impossible de dire qu’elle était morte à la suite d’une collision.
Pour cela, il faut faire une autopsie et donc envoyer un vétérinaire au milieu de la Patagonie, ce qui n’est jamais fait. Donc même si des animaux échoués sont photographiés, cela ne peut servir de preuves.
Ces industries sont protégées de facto par l’éloignement de la région et par l’impossibilité de démontrer l’impact de cette circulation de jour comme de nuit dans les canaux de la Patagonie.
Les freins sont donc d’ordre économique ?
Oui dans les exemples de la Catalogne, de la zone protégée Pelagos, au large de Monaco, dans le canal de Panama ou au large du désert d’Atacama, sur les côtes chiliennes, des solutions faciles ont été mises en place. Cela a été possible parce qu’il n’y a pas de grands enjeux économiques pour les sociétés.
La discussion était plus facile, car il y avait moins de résistances des acteurs locaux. Ce qui est certain, c’est qu’aucune grande société au monde n’a jamais changé ses méthodes de production sans être forcée à le faire. Seuls lui importent les résultats qu’elle doit présenter à ses actionnaires.
La situation est pourtant alarmante : dans l’Atlantique Nord, par exemple, il ne reste que 303 baleines, dont 70 femelles en âge de se reproduire.
On a perdu 10% de la population en quelques années. On fait le décompte des morts, mais on ne fait rien.
La population tout entière pourrait s’éteindre et avec elle l’espèce. Mais il y a des intérêts économiques qui ne sont pas seulement liés au transport maritime, mais bien à l’exploitation des élevages de langoustes, de tourteaux et autres animaux marins maintenus en cage pour la consommation humaine.
Le secteur privé ne va pas investir dans de nouvelles technologies pour suivre les recommandations car cela augmente les coûts, ce qui aura un impact sur les ventes et par conséquent leurs marges. C’est très compliqué. J’espère que ce film va ouvrir un peu les yeux aux gens et leur montrer qu’il y a des solutions, faciles et difficiles. Mais si déjà on met en place les solutions faciles, on sauvera des milliers de cétacés par an.
J’ai de l’espoir que des groupes de scientifiques, des ONG, des gouvernements, des groupes économiques et autres s’intéressent au sujet, comprennent que c’est une réalité. Et qu’ils se mettent autour d’une table pour travailler et y remédier.
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