Début juillet, nous vous présentions les deux derniers scénarios de fiction mis au point par la Red Team Défense, une cellule de prospective à l’initiative de l’Armée française qui a pour but d’anticiper dès aujourd’hui des conflits futurs pouvant provenir des risques technologiques, économiques, environnementaux ou sociétaux. Nous vous proposons de lire l’interview de Patrick Aufort, directeur de l’Agence de l’Innovation de Défense (AID) qui nous explique la Red Team et dresse un bilan de ses activités.
Mise en place à l’été 2019 pour une période de trois ans dans le cadre du Document d’orientation de l’innovation de Défense du Ministère des armées, l’initiative Red Team est une cellule de réflexion composée de scénaristes de science-fiction, d’experts scientifiques et militaires. Tout au long de ces trois années, elle a imaginé les menaces potentielles pour la France et ses intérêts, et a anticipé les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualité à horizon 2030-2060.
Début juillet, la Red Team a rendu public ces deux scénarios que nous avons commentés. Alors que s’achève le programme initial de la Red Team qui comportait trois saisons, nous avons interviewé Patrick Aufort, directeur de l’Agence de l’Innovation de défense (AID), qui dresse un bilan positif de ces trois années, et sur tous les scénarios de conflits futuristes envisagés.
Futura : quelles suites sont données à vos scénarios, sont-ils mis à jour, vérifiés… ?
Patrick Aufort : Très clairement, les scénarios de la Red Team ne sont pas révisés et encore moins mis à jour. Les différentes entités relevant du ministère des Armées, en particulier la Blue Team et l’Agence de l’Innovation de défense, doivent s’approprier et exploiter les idées qui en résultent. Il arrive que des scénarios soient réutilisés par d’autres entités du ministère.
Pourquoi certains scénarios sont-ils confidentiels et ne sont-ils pas dévoilés au grand public ?
Patrick Aufort : Au sein du ministère des Armées, la gestion des scénarios est minutieuse et guidée par le souci de préserver la confidentialité. Les scénarios sont catégorisés en fonction de critères tels que la sensibilité des données techniques et géopolitiques. Cette classification permet de déterminer leur niveau de classification et de protection.
Les scénarios peuvent être classés en fonction de différents aspects. La première catégorie pourrait être basée sur les nouvelles percées technologiques, permettant ainsi de garder confidentielles les informations stratégiques les plus récentes. Une deuxième catégorie pourrait se concentrer sur les aspects géostratégiques, en tenant compte des connexions et des implications potentielles dans le contexte mondial.
Une considération majeure est également la maturité de la technologie impliquée dans les scénarios. Certains pays ou technologies pourraient être trop identifiables, ce qui pourrait compromettre la sécurité nationale.
En outre, si un conflit est en cours, les scénarios concernant les parties impliquées peuvent nécessiter une attention particulière pour éviter tout risque d’identification.
Enfin, l’approche de ne pas dévoiler les vulnérabilités internes ou d’inspirer les adversaires revêt une grande importance. Les scénarios doivent être conçus de manière à protéger les informations sensibles et à garantir que les stratégies et les tactiques potentielles ne soient pas dévoilées prématurément. En somme, la classification et la gestion soignée des scénarios au ministère des Armées sont essentielles pour maintenir la sécurité nationale, tout en anticipant les défis et en élaborant des stratégies de manière prudente et réfléchie.
De quelles manières le ministère des Armées tient-il compte de vos scénarios ?
Patrick Aufort : Il est essentiel de noter que le travail de la Red Team est de travailler sur des scénarios qui pourraient se produire d’ici à 2030-2060 et de quelle façon les militaires y répondront et s’y prépareront. La diversité des réponses envisagées prend en compte l’éventualité que chaque scénario puisse donner naissance à un nouveau projet. Cela peut englober des études d’architecture pour la conception de systèmes d’arme, des ajustements dans l’entraînement, la doctrine et les méthodes de commandement.
L’anticipation de ces scénarios peut nécessiter des ajustements sur le long terme, notamment dans la manière dont les militaires se préparent. Certains projets pourraient se concrétiser rapidement, comme des changements dans les prochains mois, tandis que d’autres pourraient nécessiter un temps de développement plus long, peut-être de l’ordre de 2 à 3 ans.
En somme, l’adaptation aux scénarios futurs de la Red Team implique une approche proactive et évolutive, avec la possibilité que chaque scénario déclenche des initiatives visant à renforcer la préparation militaire, à ajuster les stratégies et à anticiper les défis potentiels. Dans le domaine de la formation, de la doctrine et de la technologie, il est important d’identifier les domaines où la préparation est insuffisante, mal orientée ou manquante.
Des programmes de développement, ou pré-développement ont-ils été amorcés à la suite de vos scénarios ?
Patrick Aufort : Oui, des scénarios ont déjà des retombées opérationnelles. Par exemple, nous avons lancé l’année dernière le projet Myriade pour explorer les concepts de guerres cognitives, défensives et offensives. Ce projet découle directement d’un scénario classé qui n’a pas été rendu public.
Est-ce que le programme Yoda, ou du moins son concept, aurait pu voir le jour à la suite d’un de vos scénarios ?
Patrick Aufort : Absolument. L’objectif est de mettre en avant l’action spatiale d’un petit démonstrateur en posant l’accent sur la mobilité, le mouvement, la protection et l’interaction avec d’autres objets. La dimension spatiale n’avait pas été abordée lors des saisons précédentes de la Red Team, mais elle a été intégrée lors de la saison 3, créant ainsi une « ruée vers l’espace » qui établit les fondements d’une escalade de conflits. Les niveaux de conflit progressent graduellement, passant d’une intensité basse à un conflit quasi ouvert à mesure que les menaces et les technologies évoluent.
Revenons à Yoda. Ce programme a émergé en réponse à la découverte de satellites russes espionnant certains de nos propres satellites. L’objectif est de créer un démonstrateur qui mette en lumière les possibilités de mobilité d’un satellite dans l’espace, tout en abordant les défis liés à la sécurité et aux conflits spatiaux. Plus précisément, ce démonstrateur doit être capable de modifier son orbite, d’effectuer des rotations autour d’un satellite et de s’interposer entre deux satellites, à l’instar de ce que sont capables de faire d’autres puissances spatiales.
La maîtrise de la mobilité dans l’espace devient alors d’une importance cruciale, engendrant des défis comme les risques associés aux changements d’orbites, les interceptions et les menaces et intimidations envers d’autres satellites.
De précédents scénarios sont-ils devenus réalité ?
Patrick Aufort : Effectivement, la réalité nous démontre souvent que certains scénarios se concrétisent plus rapidement que prévu, même si la forme peut différer. Prenez par exemple « Chronique d’une mort annoncée », qui plongeait dans un monde de safe spheres, où la réalité souhaitée est accessible par le biais de lentilles oculaires. Le concept du métavers était annoncé, introduisant ainsi un monde virtuel auquel les principes s’appliquaient clairement.
Ce scénario gagnait en complexité à mesure que la réalité partagée s’intensifiait. L’ajout d’une crise climatique et terroriste soulignait la manière dont ces éléments se combinaient dans un contexte où la réalité partagée faisait défaut. Les porteurs de technologies immersives étaient à l’avant-garde, avec des usages variés et des projets de grande envergure lancés.
L’innovation pourrait rapidement dépasser les prévisions initiales en quelque sorte ?
Patrick Aufort : Effectivement. Les concepts émergents, tels que les mondes virtuels et la réalité partagée, peuvent rapidement évoluer et impacter la société de manières inattendues. La clé réside dans la préparation et la réactivité face à ces changements, ainsi que dans la gestion des défis complexes qui peuvent survenir lorsque ces innovations se combinent avec des problèmes du monde réel.
Enfin, certains concepts évoluent de manière inattendue, ce qui peut déboucher sur des travaux liés à l’architecture des systèmes d’arme ou à la conception de scénarios de jeux de guerre. Ainsi, certains de nos concepts évoluent dans des directions que nous n’avions peut-être pas initialement envisagées.
Patrick Aufort : De manière très explicite, non. Nos auteurs n’utilisent évidemment pas une IA génératrice pour élaborer leurs scénarios. Ils collaborent en équipe pour leur création. Leur rôle consiste à remettre en question les idées établies et à nous amener à repousser les limites, tout en restant ancrés dans un cadre de possibilités crédibles sur le plan militaire et technologique.
Dans une deuxième phase, des scientifiques évaluent la crédibilité des scénarios, tandis que la Blue Team se penche sur les aspects militaires. Prenons l’exemple de la « ruée vers l’espace », qui soulève des questions telles que l’accès à la Guyane, la participation des scientifiques et les implications militaires. Ils se concentrent davantage sur la crédibilité des scénarios que sur l’IA, cherchant à créer des situations qui ne relèvent pas de la science-fiction, mais qui les immergent de manière réaliste dans cet univers imaginaire.
Les scénarios rendus publics peuvent-ils être utilisés pour avertir indirectement un État étranger sur ses tendances de développement, voire sa stratégie géopolitique, sans nécessairement pointer du doigt une situation ou un acteur particulier ?
Patrick Aufort : L’objectif clairement défini de la Red Team ne se situe pas là. Son travail s’articule autour de l’élaboration de scénarios prospectifs et d’anticipation, plutôt que de reposer sur des données issues du renseignement militaire. Lorsque les auteurs conçoivent des scénarios axés sur des aspects spécifiques étroitement liés à la réalité, il est plus probable que ces derniers soient classés comme confidentiels et ne soient pas rendus publics. En somme, les scénarios qui sont diffusés au grand public servent avant tout d’outils pour nourrir la réflexion prospective, plutôt que d’être des avertissements directs adressés aux gouvernements.
Quel avenir pour la Red Team après 3 ans d’existence ?
Patrick Aufort : Le programme initial de la Red Team comportait trois saisons. À ce jour, nous évaluons les orientations possibles pour cette initiative qui a suscité un intérêt marqué et a reçu des retours extrêmement positifs de la part des responsables militaires des entités concernées. La méthode de travail novatrice a également été unanimement appréciée. Une évaluation impliquant tous les acteurs militaires est prévue. Concrètement, nous réfléchissons aux contours des saisons à venir, en examinant le rythme des publications et l’éventuelle intégration de nouveaux outils. Enfin, un partenaire étranger pourrait nous rejoindre.
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