Consultant dans l’export, Saman, 31 ans, s’est enfui d’un hôpital de Téhéran où des agents iraniens étaient venus l’arrêter en octobre. Il y était soigné pour son œil gauche, gravement blessé après avoir reçu un tir lors d’une manifestation contre le pouvoir après la mort de Mahsa Amini. Il vit désormais en Allemagne, où il est soigné pour ses blessures.
« Sur la place Valiasr de Téhéran, l’agent avait reconnu mon visage. Je l’avais aperçu lors des trois jours précédents de manifestations. Le 1er octobre, nous nous sommes regardés dans les yeux et tout est devenu noir. Il m’a tiré dessus à 3 mètres de distance [avec une balle en caoutchouc, NDLR]. Celui qui a visé mon œil savait qui j’étais.
Quelques jours après qu’ils ont tué Mahsa Amini, j’avais vu sur Instagram des manifestants s’en prendre aux forces de l’ordre qui les molestaient. Ils résistaient. Le soir même je les ai rejoints sur cette place de Téhéran. On se rassemblait mes amis et moi, par groupe de sept à huit, parfois à moto, pour manifester ensemble. Mais le 1er octobre, j’étais seul quand j’ai reçu le tir au visage.
J’ai passé deux jours à l’hôpital Farabi de Téhéran. Une partie de mon œil avait explosé lors du choc et j’ai dû subir une opération en urgence. Le lendemain, j’étais encore alité lorsqu’une infirmière m’a prévenu que deux agents parlaient de moi dans le hall d’entrée. Ils étaient venus pour m’arrêter.
Je me suis caché dans une des salles de consultation, près d’un couloir, et dès que j’ai pu, je suis sorti par la cour. Un agent de sécurité de l’hôpital m’a aperçu, mais il a fait demi-tour. J’ignore s’il était trop vieux pour courir ou s’il m’a laissé filer, auquel cas je l’en remercie.
« D’autres sont passés à l’échafaud pour moins que ça »
Je suis resté caché 12 jours, puis j’ai quitté l’Iran par avion en direction de la Turquie avec mon œil bandé. J’avais très peur qu’on m’arrête à l’aéroport car je ne passais pas inaperçu avec ce bandage. Quand l’avion a décollé, je me suis senti soulagé.
J’ai eu raison, car j’ai reçu récemment par mail une convocation du ministère de la Justice signifiant que je devais passer devant un juge. J’ignore les motifs précis qui ont été retenus contre moi, mais j’ai conscience que mon dossier est lourd, car j’ai beaucoup manifesté, et je dis tout fort ce que je pense depuis longtemps. Ils auraient pu me condamner à mort. D’autres sont passés à l’échafaud pour moins que ça.
Très vite, j’ai commencé à parler de ce qui m’était arrivé. J’ai partagé une vidéo de mon visage sur mon Instagram. J’ai reçu beaucoup de messages d’autres manifestants qui avaient subi la même chose. À ce moment-là, très peu osaient en parler en public. Plus tard, les images des jeunes qui ont pris des projectiles dans les yeux, comme moi, ont commencé à circuler sur les réseaux. Et il y en a encore qui se sont manifestés récemment. Nous sommes plus d’une centaine en tout.
« Je le fais pour la génération suivante »
Je savais que les autorités m’avaient dans le viseur. J’avais déjà reçu des SMS de menace du ministère du Renseignement, me prévenant que je ne devais pas récidiver, notamment parce que j’avais diffusé, dans des conversations privées, un GIF moquant Ali Khamenei [le Guide suprême]. Je ne me suis jamais censuré, ni sur Instagram, ni sur Facebook.
Je ne crois pas en leur religion. Je veux rester libre de mes choix. Pour moi, il est essentiel de partager et de communiquer avec les autres. Que les gens sachent quelles horreurs nous fait subir la République islamique. Je manifeste depuis 2009 [réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad], et j’ai recommencé en 2017 [contre les difficultés économiques et le régime] et en 2019 [contre la hausse des prix du carburant et le régime].
Je ne le fais même pas pour moi. Pour moi il est trop tard, j’ai 31 ans. Je le fais pour la génération suivante. Pour qu’elle puisse vivre libre et profiter du potentiel de ce pays, pour que plus aucun de ces jeunes n’ait à quitter l’Iran.
À Téhéran, je travaillais comme consultant pour plusieurs sociétés, dans l’export et la gestion de stratégies. Je ne gagnais pas trop mal ma vie. Je passais mes week-ends avec des amis au bord de la mer Caspienne ou mes hivers sur l’île de Kish [Golfe persique]. J’aimais l’Iran, j’étais l’un des seuls de ma famille à être resté vivre là-bas. C’est un merveilleux pays que le pouvoir a transformé en prison polluée.
« Mon œil gauche ne reverra jamais »
Aujourd’hui, je vis dans un centre pour réfugiés en Allemagne, je ne suis qu’un migrant. Je suis arrivé ici fin juillet. J’avais envoyé des demandes de visa dans plusieurs pays européens et c’est l’Allemagne qui a répondu en premier. Il me fallait quitter la Turquie le plus vite possible car je ne m’y sentais pas en sécurité. Les agents de renseignement iraniens ont le bras long. Personne n’était censé savoir où je résidais, mais je recevais des photographies de mon immeuble m’avertissant que j’avais été localisé.
J’ai laissé toute ma vie en Iran. Je suis parti avec un T-shirt. Je vais devoir repartir de zéro ici et m’habituer à mon nouveau visage. Ici je me soigne. J’ai consulté un médecin spécialisé, mais malheureusement il m’a dit que mon œil gauche ne reverra jamais. Lors du choc, mon os zygomatique [qui forme la pommette, NDLR] s’est aussi brisé, je vais passer des examens pour voir si je dois me faire opérer.
Malgré tout je ne suis pas à plaindre, j’ai quitté le pays assez facilement et ici je peux commencer à avoir une vie normale, sans crainte pour ma sécurité. Après mon départ, des amis proches ont été arrêtés. Certains ont subi des tortures physiques. Et ils ont été interrogés sur mon cas. L’un d’entre eux vient d’arriver en Allemagne lui aussi.
Il n’a pas eu de visa pour l’étranger alors il est venu, sans papiers, par voie terrestre. En chemin, il s’est retrouvé coincé sans eau ni nourriture pendant cinq jours dans une forêt de Pologne. J’ai hâte de le retrouver. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. »
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