Les extrêmes droites européennes ont profité, ces derniers jours, de l’afflux brutal de migrants sur l’île de Lampedusa pour appeler Bruxelles à davantage de moyens pour lutter contre une « invasion » que subirait l’Europe. Le signe d’une évolution de leur rapport à l’Union européenne, désormais considérée comme un outil dont il faut prendre le contrôle.
Giorgia Meloni évoquant « l’avenir de l’Europe » qui se joue à Lampedusa. Marine Le Pen, au côté de Matteo Salvini à Pontida, dans le nord de l’Italie, assurant vouloir défendre « nos traditions, nos gastronomies, nos identités, nos paysages (…), nos peuples face à la submersion migratoire » : l’afflux récent de migrants sur la petite île italienne de Lampedusa a mis en lumière le nouveau discours d’une partie des figures des extrêmes droites européennes qui ont appelé l’Union européenne à protéger le continent.
À un peu moins de neuf mois des élections européennes, cette approche montre que les partis d’extrême droite ont abandonné leur discours nationaliste sur une sortie de l’UE. Ils se rêvent désormais majoritaires au Parlement européen pour faire émerger un bloc « civilisationniste » et « renverser la table de l’intérieur », analyse Jean-Yves Camus, codirecteur de l’Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean Jaurès, spécialiste des extrêmes droites européennes.
Selon lui, gouverner contraint les partis d’extrême droite à accepter l’existence de l’UE et à la considérer comme un outil au service de leur politique, en particulier en matière de lutte contre l’immigration.
France 24 : Marine Le Pen et Matteo Salvini ont mis en garde dimanche dernier contre la « submersion migratoire » subie par l’Europe. De son côté, Giorgia Meloni a affirmé que l’avenir de l’Europe se jouait à Lampedusa. Y a-t-il une évolution dans le discours des extrêmes droites européennes vis-à-vis de l’Europe ?
Jean-Yves Camus : Il faut distinguer l’Europe au sens large et l’Union européenne. Quand Marine Le Pen et Giorgia Meloni parlent de se protéger contre les migrants, elles évoquent l’Europe vue comme une civilisation qu’il convient de protéger contre « l’invasion » des migrants venus d’Afrique.
C’est un discours qui existe depuis longtemps, mais qui a évolué au fil du temps. Lorsque les premières élections pour le Parlement européen ont lieu en 1979, trois partis d’extrême droite – en Italie, en Grèce et en Espagne – obtiennent quelques élus. On est alors dix ans avant la chute du mur de Berlin et leur discours oppose l’Europe libre au péril communiste.
Pour autant, l’Union européenne est considérée dans l’esprit de Giorgia Meloni ou de Marine Le Pen comme un outil pour juguler les crises migratoires. L’extrême droite demande la mise en commun des ressources. Giorgia Meloni souhaite ainsi que soit mis en place un blocus naval européen. En ce sens, elle fait preuve de réalisme, elle sait bien que l’Italie, seule, ne pourrait y parvenir.
En ce sens, Giorgia Meloni n’est-elle pas le meilleur exemple d’une extrême droite qui s’accommode de l’UE ?
Giorgia Meloni s’en accommode effectivement très bien : quand on regarde le plan de relance adopté par l’UE après la crise du Covid-19, l’Italie en est largement bénéficiaire. C’est un jeu de chantage : ‘Tu me donnes ça, j’accepte de faire ça’. C’est ce qu’on appelle se confronter au principe de réalité. À partir du moment où les extrêmes droites intègrent une coalition au pouvoir, elles se rendent compte que leur discours était un peu péremptoire.
Si Marine Le Pen arrive à l’Élysée, elle sera bien obligée de composer avec les engagements internationaux de la France. Même la Pologne, qui est en première ligne pour la fourniture d’armes à l’Ukraine et l’accueil de réfugiés ukrainiens, a été contrainte d’aplanir sa relation avec Bruxelles depuis le début de la guerre. Finalement, il n’y a que Viktor Orban à maintenir un discours virulent à l’égard de l’Union européenne car il a su rester en retrait de la guerre en Ukraine.
On est passé en quelques années d’un discours appelant à une sortie de l’UE à l’envie de peser au sein des institutions européennes. Les conséquences négatives du Brexit au Royaume-Uni ont-elles joué ?
Même avant le Brexit, Marine Le Pen avait fait son aggiornamento (sa mise à jour, NDLR) sur la question et ne promettait plus que sa première mesure en arrivant au pouvoir serait un référendum sur le Frexit. Les sondages ont montré qu’une sortie de l’UE générait de l’angoisse et représentait un saut dans le vide, notamment chez les jeunes, qui représentent une bonne partie de son électorat. En plus, cette proposition l’obligeait à répondre à des questions difficiles et techniques lors des débats. Marine Le Pen a donc jugé préférable de revoir sa copie.
Pour autant, quand vous écoutez son discours prononcé à Beaucaire le week-end dernier et la présentation de sa Déclaration des droits des Nations et des Peuples, c’est un rejet extrêmement violent de toute forme de supranationalité. Sur cette base-là, il apparaît difficile pour le Rassemblement national de jouer la même normalisation au Parlement européen que celle réalisée à l’Assemblée nationale en France.
Au contraire, les extrêmes droites européennes entendent désormais renverser la table de l’intérieur en changeant le rapport de force entre la droite et la droite nationale à Bruxelles. Les élections européennes représentent donc pour elles un rendez-vous important, ce qui n’a pas toujours été le cas.µ
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