La Syrie prononcera son discours à l’Assemblée générale de l’ONU le 26 septembre prochain. Après douze années de guerre, le pays est toujours en plein chaos, économique, social et politique. Ce vendredi 22, la Commission internationale d’enquête de l’ONU sur la Syrie va présenter son rapport au Conseil des droits de l’homme des Nations unies.
Paulo Pinheiro, président de la Commission, réagit au dernier rapport mais également à la mise en place cet été de l’Institution indépendante chargée de la question des personnes disparues, une question qu’il considère comme « l’une des plus grandes tragédies » du conflit.
RFI : La Commission internationale indépendante d’enquête sur la Syrie* présente son dernier rapport. Après douze années de travail et malgré les efforts diplomatiques déployés pour stabiliser la situation dans le pays, la population souffre toujours. Le pessimisme reste ainsi de mise…
Paulo Pinheiro : J’essaye de ne pas avoir de considération psychologique. Ce qui est vrai, c’est que les conflits continuent dans plusieurs territoires de la Syrie. Ce n’est heureusement pas sur tout le territoire, mais ils se poursuivent au nord-est du pays, au nord-ouest et aussi une poche dans le sud.
Le problème est que la situation économique est terrible, la question des populations déplacées à l’intérieur aussi, et ce qui a été dramatique, c’est que malgré le tremblement de terre, les combats ont continué.
Quelles sont les principales entraves au travail de la Commission internationale d’enquête ?
La principale entrave est l’impossibilité d’entrer sur le territoire syrien. J’ai pu faire une visite au début du conflit. Ensuite, durant les deux années suivantes, nous avons eu quelques contacts avec la mission de la Syrie à Genève. Après cela, nous n’avons eu que des contacts très superficiels avec l’ambassadeur. Mais, l’incapacité d’entrer en Syrie ne signifie pas qu’on n’arrive pas à avoir d’informations directes de l’intérieur du pays.
On discute aussi avec les États membres du Conseil de sécurité ; le seul État membre avec qui on n’a pas de contact en ce moment est la Russie, mais pendant les cinq ou six premières années de guerre, on a eu des contacts réguliers avec Moscou, ainsi qu’avec tous les groupes armés, sauf avec ceux que l’ONU considère terroristes, ceux qui contrôlent et administrent dans les gouvernorats de Idlib.
Vous avez salué la création de l’Institution indépendante chargée de la question des disparus en Syrie, mise en place pour « clarifier » le sort des milliers de personnes disparues dans le pays en douze ans. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
C’est un sujet auquel on a dédié cinq années, cinq années pour essayer de convaincre les États membres, les membres du Conseil, que la situation des disparus était une question essentielle, très grave, et qu’il fallait un mécanisme indépendant pour, par exemple, commencer à coordonner les informations sur les disparus et assister et soutenir psychologiquement et socialement les personnes touchées.
C’est un travail que ne pouvait pas faire la Commission internationale que vous présidez ?
Absolument pas. Notre mandat est exclusivement de préparer des rapports, de rassembler des informations sur les violations des droits humains, des droits humanitaires ou des crimes de guerre pendant les conflits. On n’aurait pas l’expertise ni les moyens de faire ce travail sur les disparus. On était convaincus qu’un mécanisme, à l’intérieur de l’ONU, serait plus efficace. Ce mécanisme ne commencera pas de zéro, parce qu’il y a déjà énormément d’informations réunies…
Ce qu’il manque avant tout est une coordination de ces informations. Bien sûr, ce mécanisme aura d’autres rôles, par exemple en termes d’ouverture d’enquêtes sur les disparus, mais aussi essayer de trouver des signes, des éléments pour avoir une notion plus précise du nombre exact de disparus. On estime aujourd’hui qu’il y a 100 000 disparus dans tout le territoire. Ce n’est pas simplement le fait du gouvernement, mais aussi celui des groupes armés présents en territoire syrien.
Pourquoi la mise en place de cette institution a été si longue et si difficile ?
D’abord, il avait un grand scepticisme de la part des États membres, en termes de création d’un autre mécanisme. Parce que, en plus de la Commission d’enquête qui a, comme je l’ai dit, un mandat très spécifique, l’Assemblée générale, il y a quelques années, a créé un mécanisme indépendant international pour aider à l’enquête et à la poursuite des personnes responsables des crimes les plus graves de droit international commis en Syrie depuis mars 2011 (IIIM-Syrie, créé en décembre 2016, NDLR).
Peu à peu, les États membres des Nations unies se sont convaincus du besoin d’un mécanisme spécifique sur le sort des disparus. Il faut dire aussi que, peut-être, les acteurs les plus importants de cette lutte pour sa création ont été les familles elles-mêmes, dont les femmes syriennes à l’intérieur du pays.
La réhabilitation de la Syrie sur la scène diplomatique arabe pourrait-elle entraver le travail de ces institutions onusiennes ?
Je ne crois pas. La situation en Syrie est un signe de l’incapacité de la diplomatie à mettre fin au conflit. Je n’emploierais pas le terme de réhabilitation parce que cette réhabilitation n’est pas encore prouvée ni démontrée. La résolution qui a décidé du retour de la République arabe syrienne au sein de la Ligue arabe a créé un comité de liaison avec Damas pour approfondir trois sujets importants.
D’abord, la question de la drogue (le captagon, NDLR) fabriquée en territoire syrien, la question des crimes qui continuent à être pratiqués par ce qui reste de l’État islamique et enfin la question du retour des réfugiés (près de deux millions au Liban et en Jordanie, NDLR). Malheureusement, les questions de droits de l’homme, des droits économiques sociaux, ne sont pas présentes au menu des discussions.
Mais je crois que plusieurs pays arabes sont intéressés par l’ouverture d’autres discussions liées au retour de la Syrie dans le jeu diplomatique. Ainsi, je préfère considérer cela comme un processus et non pas comme un certificat de réhabilitation, car le conflit continue, le gouvernement syrien participe au conflit et aux violations des droits de l’homme. Toute ouverture de dialogue diplomatique, pour moi, pour la Commission, est une chose importante.
À l’ONU, la Syrie fait partie du groupe des Amis pour la défense de la charte des Nations unies. Pensez-vous que, si ce groupe venait à s’agrandir, cela pourrait mettre à mal l’avancée de votre travail ?
Je ne crois pas. Le mandat de notre Commission est un mandat indépendant, international, très spécifique, qui a été défini par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. On fait un travail de documentation et non d’investigation criminelle. Le mécanisme qui fait cette investigation préliminaire est le mécanisme international indépendant. Il faut souligner que cette institution pour traiter de la question des disparus est une activité humanitaire.
Pour le moment, le gouvernement syrien ne croit pas à cela et estime que c’est un mécanisme « bizarre et mystérieux » qu’il qualifie d’ingérence…
Cette vocation humanitaire du mécanisme, je crois, est très claire et a été bien affirmée. Il ne faut pas exclure qu’un jour, ce mécanisme sur les disparus pourrait avoir des contacts avec le gouvernement syrien. Ce mécanisme doit avoir une stratégie pour, justement, convaincre et essayer d’impliquer le gouvernement pour coopérer à l’identification de ces disparus. C’est quelque chose de très présent : le besoin d’une stratégie pour convaincre la Syrie du bien-fondé de cette initiative.
Une note d’optimisme, donc…
J’essaye de ne pas être optimiste ou pessimiste, je préfère être réaliste. On a eu une importante victoire à l’Assemblée générale. Ce n’était pas facile mais on a réussi à créer ce mécanisme et je suis content d’avoir désormais un autre outil pour faire face au tragique problème des disparus en Syrie.
Ce mécanisme n’aura pas le prix d’originalité, parce que sur mon propre continent, l’Amérique Latine, on a une accumulation d’expériences et de savoir sur cette question. Une expertise qui pourra justement bénéficier à ce mécanisme et peut-être essayer d’aider à convaincre le bien-fondé de sa création.
*La Commission internationale indépendante d’enquête sur la République arabe syrienne a été créée le 22 août 2011 par le Conseil des droits de l’homme. Le mandat de la Commission est d’enquêter sur toutes les allégations de violations du droit international des droits de l’homme commises depuis mars 2011 en République arabe syrienne.
Le Conseil des droits de l’homme a également chargé la Commission d’établir les faits et les circonstances qui peuvent constituer de telles violations et des crimes perpétrés et, si possible, d’identifier les responsables afin de s’assurer que les auteurs des violations, y compris celles qui peuvent constituer des crimes contre l’humanité, soient tenus de rendre compte de leurs actes. Depuis lors, le Conseil des droits de l’homme a prolongé à plusieurs reprises le mandat de la Commission, la dernière fois jusqu’au 31 mars 2024.
RFI