Le chef de la droite espagnole Alberto Nunez Feijoo a échoué mercredi à présenter sa candidature comme Premier ministre. Ce devrait être bientôt au tour de Pedro Sanchez de tenter sa chance devant le Parlement. Le leader socialiste va devoir négocier les voix des indépendantistes, qui veulent une amnistie en contrepartie. Dans le même temps, il lui faudra éviter de fâcher des membres de son propre parti.
« Tout le monde ne parle que de ça ici : la presse, la télévision, les gens dans la rue ». C’est ce qu’affirme Jean-Marc Sanchez, avocat franco-espagnol et délégué du barreau de Barcelone à Paris, contacté alors qu’il est présent jeudi 28 septembre dans la « ville de Gaudi ».
Le « ça » tant débattu désigne la situation politique actuelle de l’Espagne. Le chef de file du Parti populaire (PP), Alberto Nunez Feijoo, a échoué mercredi à candidater au poste de Premier ministre devant le Parlement. Comme prévu depuis des semaines, le leader de la droite n’a pas obtenu la majorité absolue (176 voix sur 350) à quatre voix près – ses 172 voix sont celles du PP et du parti d’extrême droite Vox avec lequel il s’est allié.
Quelque 178 députés ont voté contre sa candidature. Un rapport de force qui devrait – sauf improbable coup de théâtre – empêcher Alberto Nunez Feijoo de candidater de nouveau au poste de Premier ministre vendredi lors d’un nouveau vote (cette fois-ci à la majorité simple).
Le compte à rebours de deux mois semble donc lancé avant que les électeurs espagnols ne soient obligés de retourner aux urnes pour de nouvelles législatives. Mais durant ce laps de temps, Pedro Sanchez compte bien saisir sa chance. Arrivé deuxième en juillet dernier avec son Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), il devrait être chargé la semaine prochaine par le roi Felipe VI de tenter de former un gouvernement.
« Le PSOE vise vraisemblablement la semaine du 10 octobre pour organiser le vote (pour Pedro Sanchez). Cette investiture doit avoir lieu avant le 27 novembre, sinon les Espagnols seront rappelés aux urnes le 14 janvier 2024 », précise Barbara Loyer, professeure à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris 8 et spécialiste de l’Espagne.
« Passer l’éponge pour tout le monde avec l’amnistie »
« Pedro Sanchez est dans une situation assez compliquée : il a besoin du soutien des indépendantistes quoi qu’il arrive, puisqu’à lui tout seul il n’a pas la majorité nécessaire », explique quant à elle Maria Elisa Alonso, politologue spécialiste des partis espagnols et enseignante-chercheuse à l’université de Lorraine.
Les forces en présence dans la XVe législature espagnole imposent en effet au leader du PSOE (121 députés) de trouver un accord en vue d’une majorité absolue. En plus des 31 voix de son allié de gauche, le parti Sumar, Pedro Sanchez va devoir composer avec les partis indépendantistes catalans et basques (répartis dans quatre formations, pour un total de 25 députés) afin d’obtenir les 176 voix au Parlement espagnol.
La possibilité d’une coalition de la gauche avec les indépendantistes existe : cette alliance a déjà eu lieu lors de l’élection de la candidate de Pedro Sanchez à la présidence du Parlement, le 17 août. Francina Armengol avait alors recueilli 178 voix, dont celles des sept députés du parti Ensemble pour la Catalogne (JxCat) – le courant le plus dur du nationalisme catalan.
Le chef de file de JxCat n’est autre que Carles Puigdemont, le leader indépendantiste exilé en Belgique et recherché par la justice espagnole depuis l’échec, en 2017, d’une tentative de sécession de la Catalogne qui a laissé des traces dans la société espagnole.
Carles Puigdemont, dont le rôle s’avère crucial pour le maintien de Pedro Sanchez au pouvoir, a annoncé sans détour le 5 septembre ce qu’il exigeait en contrepartie du soutien de son parti au PSOE : une loi d’amnistie qui aurait pour conséquence « l’abandon complet et effectif de la voie judiciaire contre le mouvement indépendantiste ». À cela s’ajoute une revendication du parti Gauche républicaine de Catalogne (ERC, l’autre parti indépendantiste catalan), qui demande un référendum sur l’autodétermination des peuples d’Espagne.
« Il faut garder en tête que les personnes d’ERC qui ont été condamnées ont déjà été graciées (par Pedro Sanchez en 2021, NDLR) et libérées, alors que celles de JxCat qui sont en fuite jouent leur sort personnel », explique Barbara Loyer. « Une amnistie générale a pour objectif de passer l’éponge pour tout le monde. »
Un jeu d’équilibriste pour Pedro Sanchez
Ces revendications ne sont pas du goût de plusieurs responsables socialistes espagnols. L’ancien Premier ministre socialiste Felipe Gonzalez a notamment déclaré le 20 septembre que « nous ne pouvons pas nous permettre d’être soumis au chantage de qui que ce soit, et encore moins de minorités en voie d’extinction ». Même son de cloche du côté du président de la région de Castille-La Manche, Emiliano Garcia-Page : « Ce que nous avons dit aux électeurs le 23 juillet, c’est que l’amnistie n’a pas sa place dans la Constitution. »
Entre les indépendantistes et son propre camp, Pedro Sanchez se retrouve pris entre deux feux pour se maintenir au poste de Premier ministre. Contenter en partie, ou totalement, les uns pourrait avoir pour conséquence de mécontenter les autres. Au point de perdre des voix lors du vote pour son investiture ? Tout dépendra de l’issue des négociations en cours.
Selon Maria Elisa Alonso, Pedro Sanchez va devoir marcher sur un fil et n’aura qu’une « très petite marge de manœuvre » : « Il va devoir convaincre l’électorat et les députés socialistes que l’amnistie qui était encore impossible il y a quelques mois – parce que la Constitution espagnole ne la prévoyait pas – est maintenant possible. »
Avant les législatives anticipées de juillet, le leader du PSOE déclarait en effet que « l’amnistie n’est pas compatible avec la Constitution ». Mais même s’il n’a pas encore pris la parole durant la séquence politique actuelle, il va devoir s’exprimer différemment pour convaincre les indépendantistes.
Un rôle d’équilibriste qu’il devrait réussir à assumer comme il l’a déjà fait par le passé, rappelle Barbara Loyer : « Pedro Sanchez a démontré être un magicien des pirouettes sémantiques pour habiller à son avantage des décisions ou des choix a priori impossibles. Par exemple, il a déjà réussi à ne pas utiliser le mot ‘amnistie’ – qui sous-entend que le tribunal n’aurait pas dû siéger –, lui préférant l’expression ‘déjudiciariser le conflit politique catalan’. »
Depuis son arrivée au pouvoir en 2018, soit un an après la tentative de sécession de la Catalogne, Pedro Sanchez a fait de l’apaisement national l’une de ses grandes priorités. Outre la reprise du dialogue, il a gracié neuf dirigeants indépendantistes en 2021 et a fait adopter une réforme du Code pénal en 2022. Cette dernière a conduit à la suppression du délit de « sédition » – qui concernait plusieurs indépendantistes condamnés par la justice espagnole – et à son remplacement par un chef d’inculpation entraînant des peines moins lourdes.
« Pedro Sanchez retourne toujours sa veste du bon côté, c’est un miraculé de la politique espagnole », résume Jean-Marc Sanchez. « Aujourd’hui, il est prêt à tout pour se maintenir au pouvoir. » Mais le leader du PSOE pourrait perdre beaucoup en cas d’échec des négociations. « Il pourrait être sanctionné dans les urnes pour avoir proposé l’amnistie s’il y a de nouvelles élections législatives », explique Maria Elisa Alonso.
De nouvelles élections auraient aussi pour conséquence de paralyser politiquement le pays, du moins en apparence. « Il faut garder à l’esprit que l’Espagne est très décentralisée, les communautés autonomes ont beaucoup de compétences et d’argent », conclut Barbara Loyer. « Comme en Belgique, beaucoup d’affaires courantes peuvent suivre leur cours même si le gouvernement central est en crise. »
france24