Javier Milei, le candidat « anarcho-capitaliste » arrivé en tête des primaires d’août avec son parti « La liberté avance », doit une grande partie de son succès électoral à sa promesse de dollariser l’économie argentine. Désemparés par l’hyperinflation et la hausse de la pauvreté, beaucoup d’Argentins voient dans l’adoption du dollar comme monnaie officielle « la » solution tant attendue à la crise économique dans laquelle est plongé le pays depuis 2018.
Avec une inflation qui atteint désormais des sommets (124 % par an) et une énième dévaluation de 20 % du peso en août, le cauchemar économique argentin semble long comme une nuit sans fin. Dans ce contexte, l’émergence de Javier Milei, un candidat antisystème qui prône des mesures économiques chocs, n’a été qu’une demi-surprise pour bien des observateurs.
Héraut d’un capitalisme « libertarien » importé des États-Unis qui veut réduire le rôle de l’État au strict minimum, cet ex-économiste devenu animal médiatique a largement remporté les « primaires ouvertes » du 13 août, une sorte de sondage grandeur nature pour départager les candidats d’un même camp organisé avant le premier tour de l’élection présidentielle, qui se tiendra le 22 octobre.
Avec 29,86 % des voix, il a réalisé un score qu’aucun sondage ne lui avait prédit et a devancé Patricia Bullrich, la candidate du parti de droite Juntos por el cambio, et le candidat péroniste (et actuel ministre de l’Économie) Sergio Massa.
Depuis, les propositions de ce candidat au verbe haut – qui veut par exemple en finir avec la « caste » politique, qu’il compare à des rats – occupent le devant de la scène : supprimer la Banque centrale et huit ministères (dont ceux de la Santé et de l’Éducation), revenir sur la libéralisation de l’IVG (obtenue par les Argentines en 2021), supprimer toute législation sur la protection de l’environnement… Mais c’est l’une de ses propositions phares, la disparition du peso au profit du dollar – la « dolarizacion » –, qui fait l’objet d’infinis débats.
Rejet de la classe politique
« Compte tenu du mauvais bilan des deux dernières présidences, celle de Mauricio Macri et celle d’Alberto Fernandez, le discours de Javier Milei, qui se veut un candidat de rupture par rapport aux élites qui auraient mal gouverné l’Argentine, a de la crédibilité et du fond », explique Gaspard Estrada, directeur exécutif de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (Opalc). « De mon point de vue, c’est ce qui explique pourquoi les propositions de Javier Milei suscitent l’intérêt d’une partie de l’opinion publique. »
En effet, après la présidence du libéral Mauricio Macri (2015-2019) puis celle du péroniste de centre-gauche Alberto Fernandez (2019-2023), les effets combinés de l’inflation, des dévaluations, de la crise sanitaire et des déficits budgétaires ont fait passer le taux de pauvreté de 30 % à plus de 40 % dans le pays.
L’évolution du taux de pauvreté en Argentine
[NUEVO] ¿Cómo evolucionó la pobreza en la Argentina con cada presidente?
👉Mirá en este video cómo le fue a cada mandatario en este indicador desde el regreso de la democracia hasta hoy. https://t.co/JYL8Ac69SA pic.twitter.com/vimIHICcfZ
— Chequeado (@Chequeado) September 27, 2023
Ainsi, lorsque Javier Milei brandit une tronçonneuse, promettant de couper dans les dépenses de l’État, ou lorsqu’il agite en éclatant de rire des billets géants de 100 dollars à son effigie, le candidat attire inévitablement la sympathie face à une classe politique désemparée qui n’a plus de réponse solide à proposer aux Argentins pour sortir d’une interminable crise économique.
Dollariser, est-ce réalisable ?
Cependant, depuis qu’il a revêtu les habits de favori, l’ex-économiste a quelque peu modéré son projet. Ainsi, la dollarisation est devenue un « système de libre concurrence de monnaies » dont le dollar sortirait in fine vainqueur face au peso.
Pour la plupart des économistes, ce plan ne tient pas la route. Comme beaucoup de ses collègues, Eduardo Levy Yeyati estime que « la dollarisation nécessite généralement un stock de dollars liquides pour remplacer la base monétaire ». Selon lui, en Argentine, « cela représente environ 20 à 25 milliards de dollars de réserves internationales », or « la banque centrale a récemment affiché des réserves nettes négatives. La dollarisation officielle nécessiterait donc un prêt très important. »
Emprunter sur les marchés internationaux étant a priori impossible pour une Argentine constamment au bord du défaut de paiement, la promesse du candidat antiélite peut laisser perplexe. Le FMI, cet acteur incontournable de la vie politique et économique argentine depuis au moins un quart de siècle, a fait part de ses inquiétudes. « La dollarisation ne peut se substituer à des politiques macroéconomiques saines », a déclaré à la presse jeudi 28 septembre Julie Kozack, sa porte-parole.
Pour les économistes qui entourent Javier Milei, dont Emilio Ocampo qui prendrait la direction de la Banque centrale en cas d’élection du candidat ultralibéral, il s’agit d’un faux problème.
Pour lui, « la dollarisation s’est déjà faite » de facto car, selon des données de la Banque centrale, les Argentins disposent de près de 245 milliards de dollars « sous l’oreiller », c’est-à-dire détenus en espèces ou sur des comptes à l’étranger – en dépit d’un contrôle des changes assez strict. « Les Argentins ont déjà choisi leur monnaie », répète souvent le candidat, faisant allusion à la course frénétique des Argentins pour transformer le moindre peso en dollar.
Dollariser, est-ce raisonnable ?
Tentés par la dollarisation, les Argentins semblent avoir oublié que la précédente expérience similaire s’est achevée en 2001 par une débâcle sans précédent : un krach bancaire, des émeutes sanglantes, la spoliation des épargnants et une explosion de la pauvreté.
En effet, dans les années 1990, pour remédier à l’hyperinflation qui atteignait 2 000 à 3 000 % par an, le président Carlos Menem était parvenu à instaurer une convertibilité « uno por uno » (un dollar pour un peso). Cette décennie sans inflation que les Argentins ont surnommée « pizza et champagne » est restée dans les mémoires comme une période d’opulence, notamment pour la classe moyenne, subitement riche en dollars.
La dollarisation comme remède à la crise n’a pas non plus rencontré beaucoup de succès ailleurs en Amérique latine. Sur le continent, trois pays ont emprunté ce chemin : le Panama dès 1904, l’Équateur en 1999 et le Salvador en 2000.
Le journaliste économique Romaric Godin note cependant que contrairement à l’Argentine, « les économies des pays dollarisés sont souvent de taille réduite » et que dans le cas du Salvador et de l’Équateur, ces deux pays peuvent s’appuyer sur des rentrées de dollars stables provenant des exportations de pétrole pour l’Équateur et des envois d’argent des émigrés aux États-Unis.
Gaspard Estrada note lui aussi que « l’expérience équatorienne montre que la dollarisation en soi n’est pas un instrument qui permet de résoudre les problèmes d’une économie émergente en Amérique latine. De plus, cela prive l’État argentin d’une politique monétaire puisqu’elle serait dépendante des décisions des États-Unis. »
Cependant, il est peu probable que ces arguments techniques dissuadent les Argentins de rêver de dollarisation. En effet, le ministre de l’Économie, qui selon les derniers sondages pourrait affronter Javier Milei au second tour, n’a que des recettes déjà éprouvées à proposer : faire fonctionner la planche à billets et accroître le déficit budgétaire.
« C’est une élection qui porte sur le changement et la question est de savoir quel candidat va préempter un changement qui rassure les Argentins », ajoute Gaspard Estrada. « Or, un des principaux critères de choix des Argentins, c’est justement l’économie et la volonté d’évoluer et de changer la politique économique. De ce point de vue-là, Javier Milei a des atouts pour remporter un éventuel deuxième tour. »
france24