Des annonces en ligne postées par un groupe de mercenaires lié au ministère russe de la Défense cherchent à encourager davantage de femmes à combattre en Ukraine, a constaté le média russe d’investigation Important Stories.
« Nous voulons prouver que les femmes n’ont pas seulement été créées pour faire des soupes et des enfants. » Pas sûr que le monde ait attendu ce recruteur militaire russe pour s’en convaincre, mais c’est ainsi qu’interrogé par une journaliste du média russe d’investigation Important Stories, il a justifié la décision de permettre dorénavant aux femmes d’aller se battre en Ukraine.
Dans un article publié lundi 23 octobre, le média en ligne détaille les coulisses d’un récent effort russe pour attirer davantage de femmes sur le champ de bataille et de leur confier des tâches plus militaires. « Pour l’instant, il y a environ 1 000 femmes qui participent à l’effort de guerre russe, mais presque exclusivement dans des rôles de soutien, comme médecins de guerre, ou dans la communication », résume Jenny Mathers, spécialiste des questions de sécurité russe à l’université d’Aberystwyth, aux États-Unis, qui a travaillé sur l’engagement des femmes dans l’armée soviétique et russe.
Un mois pour devenir sniper
Plusieurs annonces ont été postées sur le réseau social VKontakte, équivalent russe de Facebook, afin de trouver des femmes désireuses de s’engager dans l’armée. Ces publicités promettent un contrat de six mois et n’exigent aucune expérience militaire particulière. Une formation d’un mois sera dispensée dans la région séparatiste de Donetsk (actuellement contrôlée par l’armée russe) pour devenir tireuse d’élite ou apprendre à piloter des drones.
« C’est totalement délirant de promettre de former des sniper en un mois alors qu’il faut au moins un an et demi d’entraînement pour commencer à être à l’aise. Cela prouve surtout que ce bataillon vise à recruter les plus désespérées », souligne Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow, en Écosse. Le salaire promis est d’ailleurs relativement attractif, puisqu’il équivaut à la rémunération officielle d’un soldat masculin, soit un peu plus de 2 000 dollars par mois.
Cette tentative d’attirer des nouvelles recrues ne provient pas directement du ministère de la Défense. Les annonces ont été postées par le bataillon Borz, un régiment de volontaires actifs dans la région du Donetsk.
Mais c’est bien le ministère de la Défense qui, en coulisse, est à l’œuvre. Loin d’être une entité indépendante, le bataillon Borz dépend en réalité du « groupe de mercenaires Redut, qui est lui-même contrôlé par le ministère de la Défense et le GRU [le renseignement militaire, NDLR] », précise Important Stories. « Redut représente ce que Wagner aurait dû être selon la version rêvée par le Kremlin : un instrument à la solde du pouvoir, capable d’effectuer la basse besogne en dehors des circuits officiels”, résume Danilo delle Fave, expert en stratégie militaire à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona.
Pour cet expert, le ministère de la Défense voulait d’abord lancer discrètement un ballon d’essai afin de voir combien de femmes allaient mordre à l’hameçon. La mobilisation des femmes dans l’armée russe est, en effet, une question très sensible en Russie.
Machisme de l’armée russe
« Depuis l’enrôlement de femmes dans l’Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale, on a l’impression d’une institution ouverte à tous, mais c’est en réalité très loin d’être le cas », précise Danilo delle Fave.
La « Grande Guerre patriotique » contre l’Allemagne nazie a, en effet, constituée une parenthèse dans l’histoire tumultueuse des relations entre l’armée et la gente féminine. À cette époque, « il y a eu plus d’un million de femmes qui se sont portées volontaires et qui ont occupé des postes aussi divers que sniper, conducteur de char ou encore pilote d’avion de chasse », détaille Jenny Mathers.
Mais après la victoire sur le IIIe Reich, Moscou a rapidement demandé à ses combattantes de rejoindre leurs foyers pour vaquer à des tâches plus « convenables », en cuisine et à l’éducation des enfants.
La seconde lune de miel entre l’armée et les femmes a eu lieu « par accident, dans les années 1990 », souligne Jenny Mathers. Les premières victimes du grand chamboulement économique post-Perestroïka – le mouvement d’ouverture de l’économie russe sous Gorbatchev – « ont été les grandes entreprises d’État qui étaient les principales employeuses des femmes dans l’Union soviétique. La nouvelle économie russe n’était pas tendre avec elles », assure cette experte.
Dans ce nouveau monde économique très masculin, les femmes se sont alors tournées vers l’armée pour trouver des débouchés. C’est ainsi qu’à la fin des années 1990, « près de 10 % des effectifs de l’armée étaient des femmes, ce qui ne s’était jamais produit en dehors des temps de guerre », souligne Jenny Mathers. Mais l’état-major ne savait pas que faire de cet afflux qu’il n’avait pas voulu, et l’armée s’en est débarrassée au fil des ans pour revenir à un univers presque exclusivement masculin.
Et Vladimir Poutine s’est bien gardé de rompre avec ce machisme très marqué de l’armée russe. « Il s’est donné beaucoup de mal pour se fabriquer une image d’homme fort et pour dépeindre la Russie en grande défenseuse des valeurs traditionnelles, selon lesquelles la place de la femme est au foyer. Il peut difficilement laisser l’impression que l’armée aurait besoin des femmes pour vaincre », assure Jenny Mathers.
Un vrai besoin d’opératrices de drones
Alors pourquoi le bataillon Borz – et à travers lui, le ministère de la Défense – leur tend-il la main ? D’abord, parce que ceux d’en face se sont montrés bien moins machos. « Il y a des milliers de femmes ukrainiennes qui se sont portées volontaires depuis plus d’un an. La plupart occupent des postes en retrait, mais il y en a aussi qui se sont engagées comme combattantes », rappelle Huseyn Aliyev. Pour insister sur le rôle des femmes dans l’effort de guerre, « Volodymyr Zelensky a changé sa rhétorique et parle maintenant des défenseurs de la nation au masculin et au féminin », ajoute Jenny Mathers.
Ce ne sont pas quelques annonces sur VKontakte qui permettront à Moscou d’imiter l’Ukraine en la matière. Le bataillon Borz n’a pas choisi ces spécialités – snipers et drones – par hasard. Le rôle de sniper servirait à « motiver certaines femmes qui ont encore l’image des combattantes de l’Armée rouge qui ont tenu ce rôle pour défendre Leningrad contre les nazis », estime Danilo delle Fave. Il existe aussi « dans l’esprit des militaires russes, l’idée que les femmes auraient des qualités particulières qui conviennent mieux au rôle de sniper, comme la patience et le soin du détail », ajoute Jenny Mathers.
Il y a par ailleurs un besoin urgent d‘opérateur de drones. « Former les nouvelles recrues prend du temps, et l’armée russe peut difficilement se permettre ce luxe quand on connaît les besoins immédiats sur le front”, note Huseyn Aliyev. Le cas des femmes est différent, car celles-ci ne sont pas destinées, a priori, à se battre en première ligne.
Cette opération séduction en direction des femmes pourrait rester un épiphénomène, et les annonces dénichées par Important Stories rester sans suite. Mais si cet effort porte ses fruits, le Kremlin aura alors un choix inconfortable à faire : accepter de généraliser l’appel aux femmes “au risque de donner l’impression qu’ils ont tellement de mal à trouver des volontaires masculins qu’ils sont obligés d’enrôler des femmes”, selon Danilo delle Fave, ou le refuser, ce qui reviendrait à se priver des combattant(e)s.
france24