L’historien sénégalais Mamadou Diouf, qui enseigne à la prestigieuse université Columbia de New York, vient de publier L’Afrique dans le temps du monde. Un essai dans lequel il montre l’étendue du regard africain et afro-américain sur l’histoire africaine. Entretien.
RFI : Dans ce petit ouvrage dense, vous nous proposez un voyage très loin de ce qu’on appelle la bibliothèque coloniale, vous nous faites voyager entre les rayons d’une autre bibliothèque sur l’histoire de l’Afrique, celle dans laquelle ce sont les auteurs noirs et Africains eux-mêmes qui ont raconté le passé du continent, qu’est-ce qui vous a incité sur le fond à écrire ce texte ? Est-ce que ce récit africain de l’histoire est encore invisibilisé à l’heure actuelle ?
Mamadou Diouf : Je pense que ce récit de l’histoire de l’Afrique est encore invisibilisé et ce que j’essaye de restituer, c’est comment à différents moments, les Africains ont essayé d’infliger au récit l’empreinte de l’Afrique et la présence de l’Afrique dans le monde. L’enjeu d’une reconstruction du passé africain n’est pas seulement un enjeu sur l’Afrique, mais cet enjeu a un effet sur l’écriture de l’Histoire, toute l’écriture de l’Histoire.
Quelle est la situation aujourd’hui des universitaires Africains par rapport à cette histoire africaine ? Qu’est-ce qui caractérise aujourd’hui le récit que l’université africaine produit sur l’histoire du continent ?
Le projet panafricain, le projet nationaliste post-colonial, continental, ne s’est pas réalisé, et les crises des États-nations tels qu’ils ont été hérités de la géographie coloniale, a entrainé l’émergence d’histoires qui sont des histoires communautaires, et ça a des conséquences sur les universités… mais aussi les crises économiques dans les universités n’ont pas aidé à porter ces questionnements.
Probablement, là où on trouve quelque chose d’intéressant, c’est la manière dont aujourd’hui en Afrique et ailleurs, il y a une redécouverte de la bibliothèque islamique, et cette redécouverte de la bibliothèque islamique est à la fois un travail sur les écrits des Africains qui utilisent l’arabe, à la fois en écrivant l’arabe classique, mais aussi en utilisant l’arabe pour écrire leur propre langue, ce qu’on appelle l’adjami, et cela est en train d’ouvrir de nouvelles portes qui vont au-delà même de l’histoire et de la reconstruction historique, certains de ces historiens disant au fond l’idée que l’Afrique est le continent d’une culture qui ne serait qu’orale est en fait un mythe, il y a une tradition écrite, il y a une tradition philosophique.
Probablement depuis le 12e, 13e siècle, il y a des Africains qui commentent Platon et Aristote en arabe. Est-ce que c’est de la philosophie africaine ?
L’adjami est une illustration parfaite de cela finalement, tous ces textes en langues africaines avec donc une graphie arabe…
Ça permet de retrouver un autre imaginaire, une autre façon de penser le passé et l’histoire.
Au cours de cette interview, on va pas mal voyager dans le temps avec vous, l’un des points fascinant de votre livre, c’est ce que vous nous expliquez sur la présence de cette Atlantique noire, de ces connexions entre les deux rives de l’Atlantique, entre Africains et noirs américains dans l’écriture même de l’histoire de l’Afrique…
Absolument, il y a une conversation qui amène les deux rives de l’Atlantique ensemble. Les intellectuels africains lisent les intellectuels africains-américains, les intellectuels africains-américains lisent les intellectuels africains… En fait l’un des premiers livres d’histoire de l’Afrique qui se focalise sur « placer l’Afrique dans le temps du monde », c’est ce livre de 1915 de Du Bois, dont le titre c’est The Negro.
Donc Du Bois, très grand auteur afro-américain…
Du Bois est un très grand auteur afro-américain qui va jouer un rôle très important dans le développement de la sociologie, le développement de l’historiographie afro-américaine, et de l’histoire africaine.
Vous plaidez dans cet ouvrage pour une histoire au pluriel qui fasse sa place à d’autres types de récits que l’histoire universitaire pour permettre en quelque sorte une réappropriation de l’histoire par les premiers concernés après le moment de la dépossession, mais est-ce que tous, nous n’avons pas intérêts à ce que les frontières entre mémoire et histoire restent soigneusement tracées, bien délimitées ?
Moi je suis historien universitaire, mais ce que je veux qu’on prenne en considération, c’est qu’il y a d’autres historiens, il y a eu d’autres récits. Rabindranath Tagore [auteur indien des 19e et 20e siècles, NDLR] considérait que ceux qui écrivent le mieux le passé ce sont les poètes, parce que le récit du poète c’est le récit de la vie quotidienne, pas le récit des affaires politiques. La poésie du quotidien est une poésie de la vie.
RFI