La série de coups d’État militaires intervenus dans la bande sahélienne au cours de ces dernières années a souvent été analysée, en France, du point de vue du rejet par les populations locales (ou, en tout cas, par une partie d’entre elles) de la présence militaire, diplomatique et économique française.
Toutefois, ces putschs s’inscrivent également dans un processus que l’on observe plus largement dans les pays d’Afrique anciennement colonisés : le rejet de plus en plus assumé de la démocratie « à l’européenne », perçue comme une idéologie contraire aux traditions et aux volontés des peuples africains, et comme un instrument employé par les puissances occidentales sans cohérence et selon leur bon vouloir.
Un rapport ambigu à la démocratie
Les pouvoirs coloniaux européens n’ont pas instauré la démocratie dans les territoires africains conquis au cours du XIXe siècle, tant s’en faut. En fait, les administrations coloniales ont mis en place des pouvoirs despotiques qui prenaient assez bien le relais des empires et des royaumes qui avaient existé en Afrique jusqu’alors et qui avaient été vaincus par les armées conquérantes (tels ceux dirigés, sur le territoire de l’actuel Mali, par El Hadj Omar (1796-1864) ou Samori (1830-1900), entre autres exemples).
Les paysans africains (largement majoritaires dans les populations du continent à l’époque) n’ont donc pas vraiment été dépaysés par la violence coloniale et tout ce qui l’accompagnait : perception d’impôts, recrutements forcés, cultures obligatoires (culture forcée du coton à l’Office du Niger, de l’arachide au Sénégal et au Mali), etc. Dans la conscience paysanne, l’anthropologue peut observer la permanence de la notion de « force », qui a toujours été au c?ur des relations entre États, et entre les États et leurs sujets.
Il n’en reste pas moins qu’au niveau villageois, un autre principe prévalait : celui selon lequel le chef de village devait prendre sa décision sur la base d’un consensus après avoir consulté l’ensemble des villageois.
Cette ambiguïté ou dualité du pouvoir, qui reposait à la fois sur une force d’émanation guerrière et sur le principe apparemment égalitaire de la « palabre », se retrouve aujourd’hui après qu’elle a été oblitérée par la mise en ?uvre, dans la dernière période de la colonisation française, des élections. Il faut en effet attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que la France mette en place des processus électoraux et que surgisse ainsi un principe démocratique.
Ce processus s’est poursuivi après les indépendances, sauf dans les pays qui se sont engagés dans la voie du socialisme, comme la Guinée et le Mali. Interrompu dans certains pays par des coups d’État militaires, le processus démocratique a repris de plus belle après la fameuse déclaration de François Mitterrand à La Baule, en 1990, sur la nécessité de la démocratisation du continent.
L’Afrique francophone s’est ainsi retrouvée à partir des années 1990 avec des pays modèles en matière de démocratie, comme le Sénégal et le Mali. Puis est venu le temps du désenchantement avec la guerre civile en Côte d’Ivoire (2002-2007) et la volonté de certains chefs d’État d’effectuer des mandats supplémentaires en modifiant les Constitutions de leurs pays respectifs (Côte d’Ivoire, Sénégal), sans compter les pays où des despotes se sont maintenus au pouvoir pendant des décennies (Guinée équatoriale, Cameroun, Congo-Brazzaville?).
La démocratie, une notion étrangère au continent ?
Mais c’est l’essor du djihadisme dans les pays du Sahel qui a véritablement sonné le glas du mirage démocratique. La démocratie, avec ses élections, a été vue par bon nombre d’acteurs locaux, notamment militaires, comme un instrument d’affaiblissement des armées nationales, alors même qu’elles se trouvaient aux prises avec des éléments qualifiés de terroristes.
Au Mali notamment, et bien qu’Ibrahim Boubacar Keita ait été élu démocratiquement en 2013, a été pointée la déliquescence du régime avec son cortège de corruption, de népotisme et de prévarication. En deçà, la gestion du président Alpha Oumar Konaré (1992-2002) qui jusque-là avait été considérée comme sans tache, a récemment été mise en cause par le Premier ministre actuel, Choguel Maiga (arrivé au pouvoir à la suite du putsch de 2021), en raison de son supposé abandon de l’armée au cours de ses mandats successifs, laissant ainsi libre cours à la poussée djihadiste. À l’inverse, est réhabilitée la figure du général Moussa Traoré, auteur en 1968 d’un coup d’État militaire qui avait mis fin au régime socialiste de Modibo Keita.
Bref, le principe démocratique d’inspiration occidentale est censé, d’après certains responsables africains eux-mêmes, ne pas convenir à l’Afrique ; on retrouve là l’idée de Jacques Chirac qui estimait que le continent africain n’était pas mûr pour l’application de ce système politique.
La démocratie, avec son système électoral donnant des gagnants et des perdants, est en effet considérée comme étant l’objet de toutes les manipulations et de toutes les compromissions. Il existe une véritable nostalgie, au sein de larges secteurs des populations africaines, pour un pouvoir fort, un pouvoir guerrier qu’incarnent bien les militaires qui se sont emparés du pouvoir au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger. Mais au-delà, il existe un goût prononcé pour des institutions proprement africaines, que celles-ci soient d’ordre coercitif ou consensuel.
La remise en valeur de modèles précoloniaux
Cette nostalgie prend plusieurs formes, celle de formations politiques et de certaines associations anciennes ? que celles-ci aient disparu, qu’elles existent encore ou qu’elles se soient profondément transformées.
L’empire médiéval du Mali ainsi que la charte de Kurugan Fuga, édictée par son fondateur Sunjata, continuent ainsi de servir de référence à certaines fractions de l’élite politique et intellectuelle malienne. Les pactes politiques entre clans qui ont été instaurés à cette période sont censés pouvoir servir de modèle alternatif aux constitutions importées d’Occident.
De même, les sociétés de chasseurs mandingues et dogons, avec leur organisation égalitaire, fournissent un modèle de comportement concurrençant de façon convaincante les constitutions occidentales, qui reposent sur le principe de l’égalité des citoyens. Enfin, la palabre villageoise, ou plutôt une version idéalisée de cette institution, paraît être à même de ramener la concorde et d’échapper aux procédures électorales sources de divisions.
Dans une perspective afro-futuriste, certaines formations politiques existant depuis une époque reculée mais toujours présentes actuellement, comme le royaume bamoun du Cameroun, sont présentées par des intellectuels africains comme pouvant fournir un contrepoint alternatif à un État camerounais défaillant (voir le passage « Foumban is Wakanda », pp. 47-49 dans le récent ouvrage de l’auteur de ces lignes).
Bref, l’Afrique disposerait de ressources politiques autochtones lui permettant de se passer de l’importation de modèles prétendument universels mais ne s’appliquant en réalité qu’à l’Occident.
Le principe universaliste de la démocratie occidentale, outre qu’il serait défendu de façon hypocrite par l’Europe et les États-Unis, qui s’accommodent parfaitement de nombreux régimes formellement démocratiques mais en réalité répressifs, est également vu par certains secteurs des opinions africaines comme le moyen d’imposer des valeurs contraires à leurs propres valeurs culturelles. Il en va ainsi des droits de l’homme qui sont brandis par les Occidentaux pour fustiger l’excision, les mariages forcés ou encore la condamnation de l’homosexualité.
En cela, certains pays africains trouvent un répondant dans la Russie de Poutine, qui lui aussi dénonce des valeurs occidentales « ne correspondant pas à la culture russe ».
Partout en Afrique, au Maghreb (Tunisie), dans certains pays européens (Hongrie, Slovaquie) et même aux États-Unis (Trump), la démocratie est battue en brèche au profit du culte du chef. Dans le cadre de ce modèle, plus aucun corps intermédiaire n’est censé subsister entre le leader et ses citoyens devenus des sujets. La démocratie devient une curiosité ou un vestige occidental, d’autant plus que certains de ses thuriféraires peuvent apparaître comme étant eux-mêmes nostalgiques d’un Ancien Régime où s’épanouissait la royauté (c’est ainsi qu’est parfois présenté Emmanuel Macron).
Dans de larges parties du monde, la démocratie n’a plus le vent en poupe et l’Occident a bien du mal à imposer au nom de ce principe des changements de régime dans des pays qui, il n’y a pas si longtemps, se trouvaient encore sous sa dépendance.
Le renversement des dictateurs Saddam Hussein en Irak et Mouammar Kadhafi en Libye, et c’est un euphémisme, ne s’est pas révélé convaincant, de sorte que la politique de George W. Bush contre les États « voyous » est désormais abandonnée et que les États-Unis, par exemple, à la différence de la France, se sont parfaitement accommodés, dans un premier temps, de l’arrivée au pouvoir au Niger d’une junte militaire, même s’ils ont fait machine arrière par la suite, tout en maintenant leurs troupes dans le pays.
L’Histoire continue
Bref, contrairement à ce que prévoyait Francis Fukuyama, l’Histoire ne s’est pas arrêtée après la chute du mur de Berlin et de l’Union soviétique. On assiste au contraire, dans l’esprit de la conférence de Bandung (1955), à une reprise d’initiative des pays du Sud, avec par exemple l’émergence des Brics auxquels sont venus s’adjoindre plusieurs pays, notamment africains (Égypte et Éthiopie), sans que la question de leur nature démocratique soit posée (pas plus d’ailleurs qu’elle n’est posée pour les membres fondateurs de ce groupe que sont la Chine et la Russie).
Le débat international ne porte donc plus sur le régime politique de chaque pays membre mais sur la volonté contre-hégémonique de défier la suprématie de l’Occident, incarnée essentiellement par les États-Unis et l’Europe.
Il va sans dire que le projet des Brics d’instaurer une nouvelle monnaie aura sans doute des répercussions dans les anciennes colonies françaises d’Afrique qui continuent de voir leur souveraineté limitée par l’existence du franc CFA. C’est sans doute dans ce domaine que sera mené le prochain combat politique et économique entre les pays africains francophones et la France, laissant ainsi de côté la question de savoir si ces pays sont de nature démocratique ou dictatoriale.
La vision d’une humanité se dirigeant dans son ensemble vers un avenir démocratique radieux n’a donc plus cours. Le combat démocratique universel a cédé la place à des rapports de force entre pays et entre nations, ce qui redonne une certaine actualité aux analyses des années 1960-1970 qui mettaient en avant les rapports centre-périphérie au sein du système économique mondial.
* Jean-Loup Amselle est anthropologue et ethnologue, directeur d’études émérite à l’EHESS, chercheur à l’Institut des mondes africains, Institut de recherche pour le développement (IRD).
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