Quelles sont les origines développementales de la santé ? Tout se met en place in utero, selon Patricia Parnet, directrice de recherche à l’Inrae/Université de Nantes) de l’équipe “Physiopathologie des Adaptations Nutritionnelles“ lors d’un entretien avec Sciences et Avenir réalisé lors des Utopiales 2023.
Sciences et Avenir : Vous vous intéressez notamment à l’épigénétique, un domaine qui a totalement explosé en biologie ces dernières années. Quels en sont les enjeux pour la santé humaine ?
Patricia Parnet : A l’Inrae, l’institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, nous travaillons sur la santé humaine. Celles du père et de la mère et comment elles impactent la génération suivante.
Dans ce cadre, nos mécanismes épigénétiques occupent une place centrale. Mon laboratoire est composé de chercheurs Inrae et de deux services cliniques, celui de néonatalogie et celui d’obstétrique. Les questions qui nous agitent émanent vraiment des cliniciens. Par exemple, nous avons beaucoup travaillé sur le retard de croissance intra-utérin. Comprendre pourquoi un enfant naît avec un retard de croissance. Cela est dû à quantité de facteurs dont l’étiologie est difficile à cerner.
« Un lien entre le retard de croissance et les maladies cardiovasculaires »
Que fait-on une fois qu’il est né pour l’alimenter ? Faut-il le nourrir de façon poussée afin de rattraper le retard ou, au contraire, y aller prudemment en respectant sa croissance ? Ces questions ont énormément à voir avec l’épigénétique et ce que l’on appelle la DOHaD, un concept créé en Angleterre au XIXè siècle par un épidémiologiste, le Dr David Barker et qui regarde, selon cet acronyme, « les origines développementales de la santé et de la maladie » (Developmental Origins of Health and Disease).
Dans des régions proches de Londres, assez pauvres, beaucoup d’enfants étaient nés avec un retard de croissance. Le Dr Barker s’était intéressé à cette population à l’âge adulte, à 50, 60 ans, et il avait remarqué que ces personnes mourraient plus précocement de maladies cardiaques. Et il a eu la chance, en remontant leur histoire, de découvrir des registres tenus par des infirmières dans tous les villages et petites villes anglaises où avaient été notés les poids de naissance des enfants.
Partant de là, il a pu établir une relation entre : petit poids à la naissance / maladie cardiovasculaire. En allant plus loin et comme c’était un épidémiologiste, il a cherché si ce lien avait été établi dans d’autres populations. Et il s’avère que lorsqu’une femme était enceinte au moment d’une famine, elle donnait naissance à un bébé avec un retard de croissance, donc que le nouveau-né n’avait pas eu ce qu’il fallait lors de la période in utero. Plus tard, dans la vie, très souvent, ces personnes développaient des maladies cardio-métabolique, du diabète, de l’obesité, de l’hypertension.
Toutes les famines produisent-elles le même effet ?
En fait, lorsque les gens ont subi des famines très courtes, par exemple, celle durant le siège de Leningrad d’environ 6 mois mais que leurs nourrissons par la suite ont accès à beaucoup de nourriture et qu’ils sont nourris comme les autres enfants, on observe un rattrapage de poids rapide.
Ces enfants grandissent plus vite que les autres.
C’est un phénomène que nous avons observé en laboratoire sur les les rats. Nous avons établi des protocoles avec des rates placées en restriction alimentaire calorique. Sans surprise, ces rongeurs ont donné naissance à des petits d’un poids inférieur à 10% de la normale, ce qui correspond à peu près à ce qu’il peut se passer chez l’être humain lorsque la mère n’a pas accès à suffisamment de nourriture durant sa grossesse. Puis, nous avons fait des adoptions croisées avec des rates nourries normalement et qui ont allaité les petits. Et effectivement, ces ratons ont rattrapé très rapidement leurs croissances.
Mais ces animaux, devenus adultes, se sont révélés plus sensibles aux maladies métaboliques. On observe s’installer une hyperglycémie, une hyperphagie, un développement de tissu adipeux et donc une mortalité précoce.
« Pendant les premiers mois, des réseaux neuronaux s’édifient comme une forêt amazonienne cérébrale »
A l’image donc de ce que l’on a pu observer de façon épidémiologique chez l’être humain ?
Oui, voilà. Ce qu’il semble se passer, c’est que, in utero, le fœtus va adapter son métabolisme au manque de nutriments.
Cela aura un impact sur des organes, plus ou moins friands en énergie, les muscles, les os, le cerveau. Il y aurait plutôt une protection de ce dernier organe : l’énergie est dirigée vers le système nerveux central de façon à le préserver le plus possible.
Le phénotype de l’individu s’adapte donc à cette pauvreté en nourriture. Mais si l’environnement change et qu’au contraire survient un excès de nutriments, étant donné que la physiologie de l’individu n’est pas adaptée à cette profusion, cela entraînera des problèmes métaboliques.
Cela a été observé au sein de certaines populations rurales, par exemple dans des coins reculés du Mexique, qui ont vécu durant des siècles dans un environnement très frustre et qui, d’un coup, se retrouvent exposées aux fast-food, aux boissons très sucrées etc. Résultat : leur taux d’obésité et de diabète explosent.
Ce que tous ces résultats montrent c’est que les mille premiers jours, de la conception aux deux ans d’un individu, sont une période clé pour le métabolisme, le développement cérébral et la survenue future de maladies chroniques et métaboliques. Durant cette période clé du développement, la prolifération neuronale, la différenciation cellulaire et l’architecture du cerveau, avec la mise en place de structures cérébrales bien particulières s’établissent.
Pendant les premiers mois, une quantité incroyable de réseaux neuronaux s’édifient, comme une forêt amazonienne cérébrale… Par la suite, s’ils ne sont pas utilisés, ils disparaissent. Au contraire, ceux qui sont mobilisés se retrouvent consolidés et resteront actifs durant toute la vie de l’individu.
C’est pour cette raison que l’on dit qu’un enfant qui va être stimulé aura beaucoup plus de chances de bien se développer, que ce soit intellectuellement comme d’un point de vue moteur. A l’inverse, et là, nous avons le triste exemple d’enfants roumains trouvés dans des orphelinats et qui n’avaient pas du tout été stimulés, leurs réseaux neuronaux n’ont pas été consolidés et ils ont perdu à cause de cela un certain nombre de points de quotient de développement. Cette période est primordiale et c’est très difficilement rattrapable.
« Il est très compliqué d’étudier l’épigénétique »
Existe-t-il des preuves moléculaires de ces effets délétères ?
C’est justement ce que beaucoup d’équipes, la mienne y compris, cherchons. Pourquoi le manque d’alimentation in utero peut entraîner des désordres cognitifs, par exemple.
Partant de là, nous avons conçu des modèles animaux de retard de croissance, en donnant des régimes pauvres en protéine à nos rates, et nous avons regardé le programme cellulaire de différenciation des cellules souches neuronales pour voir si nous observions des différences.
Au départ, je me suis intéressé à une structure clé de la prise alimentaire, l’hypothalamus. Et, en effet, nous avons montré chez ces nouveaux-nés une différence entre leurs quantités de neurones par rapport à un groupe sain, en particulier ceux de la régulation de la prise alimentaire.
Ensuite, avec une généticienne de mon laboratoire, nous avons regardé les marques épigénétiques, toutes ces étiquettes qui vont réprimer ou activer la transcription de gènes situés sur la partie codante de l’ADN. Avec une question : existe-t-il parmi les marqueurs épigénétiques chargés de réguler la transcription neuronale certains qui seraient différents entre les deux groupes d’animaux et qui pourraient expliquer pourquoi les populations de neurones sont différentes et entrainent une dérégulation de la prise alimentaire ?
Car, en effet, l’épigénétique qui régule le devenir d’une cellule, a beaucoup été étudié dans la transmission d’altérations comportementales. Par exemple, chez des personnes ayant vécu la Shoah ou chez des militaires envoyés en Irak entre autres conflits.
Ces personnes développent des symptômes post-traumatiques plus importants. Dans ces populations, il a été montré une dérégulation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien et donc de l’axe du stress avec la surproduction de molécules comme le cortisol, l’hormone du stress, et une réponse exacerbée de différentes structures cérébrales aux corticoïdes.
C’est également dû à des marques épigénétiques sur les gènes contrôlant l’expression des récepteurs aux corticoïdes. Mais, problème : il est très compliqué d’étudier l’épigénétique. Autant les gènes sont les mêmes dans toutes les cellules, autant les étiquettes épigénétiques changent tout le temps et sont différentes d’un organe à un autre.
On pense très fortement que lors de traumatismes majeurs, il serait possible d’en retrouver des indices dans différentes structures et dans différents tissus. Le graal serait justement de trouver un marqueur qui puisse donner le profil épigénétique d’une personne à un instant T. Pour l’instant, malheureusement, on est encore très loin de mettre la main sur ces marques épigénétiques capables de prédire le devenir d’un individu.
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