Almaty (Kazakhstan) – « On m’a proposé des emplois sur des chantiers à Donetsk et Marioupol, j’ai refusé ». Zoïr Kourbanov est l’un de ces travailleurs migrants d’Asie centrale qui ont quitté la Russie, face aux pressions pour l’envoyer en Ukraine occupée.
Cet ouvrier du bâtiment trentenaire construit désormais des appartements dans sa ville natale, Douchanbé, la capitale du Tadjikistan, après dix années passées en Russie.
La crainte de devoir partir dans les territoires ukrainiens occupés et en guerre l’a conduit à ce choix: « Rentrer, même si je gagne bien moins ici ».
Plus d’un an et demi après son invasion, la Russie a besoin de millions de travailleurs immigrés pour combler son manque de main d’oeuvre, notamment dans les régions ukrainiennes annexées et ravagées par les combats.
Malgré le conflit, la destination reste attractive pour les ressortissants des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale : rien qu’au premier trimestre 2023, parmi les 1,29 million de migrants venus travailler en Russie, 90% sont originaires du Kirghizstan, Tadjikistan ou d’Ouzbékistan.
Et Moscou cherche aussi à recruter parmi ces étrangers russophones pour repeupler les rangs de son armée. Un phénomène difficilement quantifiable, comme celui du retour des migrants par crainte d’être expédiés en Ukraine occupée.
– Police partout-
Les autorités russes multiplient les incitations pour aller travailler en territoire ukrainien: promesses de gros salaires et d’avantages sociaux, voire de l’obtention de la citoyenneté russe.
Mais elles savent aussi se montrer plus contraignantes, des témoins évoquant des descentes de police pour mettre sous pression les migrants.
« La police russe me contrôlait partout, on me demandait si j’avais fait mon service militaire », se souvient Arguen Bolgonbekov, 29 ans, qui a servi au sein des gardes-frontières kirghiz.
Les contrôles peuvent tourner au cauchemar, dit-il, affirmant que la police, sous prétexte d’infractions réelles ou imaginaires, propose parfois ce choix : la prison ou l’armée.
« En Russie, où il y a des problèmes avec les droits humains et des travailleurs, les migrants sont vulnérables. Il est plus facile de les tromper », explique à l’AFP Batyr Chermoukhammad, journaliste ouzbek spécialisé dans la thématique migratoire.
Arguen Bolgonbekov a lui été expulsé vers son Kirghizstan natal en raison d’irrégularités, un soulagement, dit-il.
« C’est une bonne chose, là-bas tu ne pouvais plus te promener tranquillement », poursuit le jeune homme, rencontré dans un atelier de couture de la capitale kirghize, Bichkek.
Farkhodjon Oumirzakov, un Ouzbek ayant travaillé six ans en Russie avant son expulsion, raconte avoir été « usé » par le climat ambiant en Russie.
« La pression sur les migrants a augmenté. On nous manquait de respect. Il y avait de plus en plus de raids. Même dans les mosquées, des personnes ont été arrêtées », dit à l’AFP M. Oumirzakov, 35 ans, de retour chez lui à Kokand.
« Je connais un Ouzbek, condamné à douze ans de prison pour trafic de drogue. Il est allé à la guerre », assure-t-il. Les rares médias indépendants d’Asie centrale ont signalé de tels cas.
« Besoin de soldats »
Les autorités russes ne cachent plus que ces migrants sont des cibles, notamment ceux qui sont naturalisés russes.
Le député Mikhaïl Matveïev réclame par exemple que ces nouveaux citoyens soient mobilisés en premier: « La Russie a besoin de soldats, bienvenue dans notre citoyenneté! », a-t-il lancé sur Telegram.
Des campagne de recrutement visent spécifiquement les migrants de l’espace post-soviétique, notamment du Caucase et d’Asie centrale, en jouant sur les liens privilégiés entre Moscou et son ex-empire.
La propagande russe présente ainsi la guerre comme le prolongement de celle menée contre l’Allemagne nazie par l’armée soviétique.
La région russe de Vladimir a elle publié début novembre une vidéo où deux hommes, se présentant comme des médecins tadjiks, disent partir au front et appellent leurs compatriotes à « suivre l’exemple ».
Dans une autre, un homme se disant Ouzbek assure s’être engagé dans l’armée car « la Russie est un comme un rempart: s’il tombe, nos pays tomberont aussi ».
Ces campagnes ne plaisent guère aux gouvernements d’Asie centrale.
S’ils sont certes dépendants économiquement de Moscou, ils restent soucieux de leur propre souveraineté face aux ambitions russes et appellent régulièrement leurs ressortissants à ne pas participer à la guerre.
Toujours est-il que la Russie « reste la destination prioritaire ».
Le journaliste Batyr Chermoukhammad relève qu’il n’y a pas d’autre pays où ces migrants « peuvent aller sans visa, parler russe et gagner de l’argent ».
Zoïr Kourbanov, l’ouvrier tadjik, confirme. « Si la guerre se termine demain, je retourne en Russie après-demain. »
AFP