À partir de la fin des années 1960, Jeanette Wyneken et Colin Limpus ont été les premiers à identifier un phénomène étonnant chez les tortues marines : leur sexe n’est pas le fruit du hasard, comme chez les mammifères. À la place, il dépend directement de la température de l’environnement. Lorsqu’elle reste en dessous d’un certain seuil, ce sont des tortues mâles qui sortent des œufs fraîchement éclos ; mais lorsqu’elle dépasse cette température de référence, ce sont des femelles qui en émergent.
Pendant des décennies, ce mécanisme qui existe aussi chez d’autres espèces de reptiles et certains poissons était surtout un casse-tête intéressant pour les biologistes marins qui cherchaient à déterminer son intérêt évolutif — une question qui n’a toujours pas de réponse définitive à ce jour.
Mais depuis la montée en puissance du réchauffement climatique, la donne a changé. Aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement de science fondamentale ; c’est devenu une question de conservation.
La température globale augmente désormais à un rythme significatif, bien au-delà des capacités d’adaptation des organismes vivants. Résultat : ce phénomène est en train de dérégler complètement ce mécanisme de détermination du sexe qui a si bien fonctionné pendant des millénaires. Aujourd’hui, les chercheurs constatent que la proportion de mâles est en chute libre, à tel point que cette espèce déjà menacée d’extinction par l’activité humaine a de plus en plus de mal à assurer sa descendance.
Une autre menace majeure en plus du réchauffement
Mais la situation est peut-être encore plus grave que prévu. Même si nous parvenions à inverser la courbe du réchauffement climatique, ce qui semble de plus en plus improbable, les tortues marines ne seront probablement pas tirées d’affaire. C’est en tout cas la conclusion d’une équipe de chercheurs australiens. Ses membres ont identifié un nouveau facteur susceptible de détraquer la répartition des deux sexes chez les tortues vertes : la pollution de l’océan.
« Les tortues vertes sont déjà sur la liste rouge des espèces menacées à cause du braconnage, des collisions avec les bateaux et de la destruction de leur habitat. Elles font aussi face à une autre menace encore plus insidieuse avec le réchauffement climatique », explique Arthur Barraza, biologiste à l’Université de Griffith.
« Or, nos travaux montrent que ce risque d’extinction dû au manque de tortues mâles pourrait être renforcé par des contaminants qui influencent aussi la répartition du sexe chez les tortues, avec un renforcement du biais en faveur des femelles ».
Des œstrogènes artificiels pour les tortues
Pour arriver à cette conclusion, ils ont étudié de nombreux œufs sur l’île d’Heron, un site de reproduction majeur au sud de la Grande Barrière de Corail. Ils ont enregistré la température d’incubation des œufs et la concentration en polluants des nouveau-nés. L’objectif était de voir si la présence de ces composés affectait la répartition des deux sexes par rapport au ratio attendu sur la base de la température.
Plus précisément, ils ont mesuré la concentration de 18 métaux et de plusieurs autres contaminants organiques. Tous sont suspectés d’être ce que les biologistes appellent des xenoœstrogènes, c’est-à-dire des molécules étrangères capables de se lier aux récepteurs qui déclenchent la production d’hormones femelles.
« L’accumulation de ces contaminants se fait pendant l’alimentation des femelles. Quand les œufs se développent, ils absorbent les contaminants ingérés par la mère et se concentrent dans le foie », explique Jason van de Merwe, co-auteur de l’étude.
Après l’éclosion des œufs, ils ont compté le nombre de mâles et de femelles afin de les mettre en relation avec la température et la concentration en contaminants. Et cette analyse a fait émerger une tendance inquiétante : plus la concentration en contaminants (surtout le cadmium et l’antimoine) était élevée, plus la proportion de femelles était importante. « Nous en avons conclu que ces contaminants jouent bien le rôle d’œstrogènes artificiels », explique Barraza.
Une catastrophe écologique potentielle
Ces travaux illustrent bien l’ampleur des menaces qui pèsent sur ces tortues. Mais le problème pourrait même aller au-delà de cette espèce. En effet, la répartition sexuelle des tortues est surveillée de près par la communauté scientifique car ce problème est bien connu. Mais ces contaminants affectent vraisemblablement des tas d’autres animaux et micro-organismes qui ne font pas l’objet du même suivi, que ce soit au niveau de la reproduction ou d’autres mécanismes physiologiques.
C’est un problème de taille, car l’océan est de très loin le premier réservoir de biodiversité de la planète. Les chercheurs estiment généralement que plus de 90 % des espèces marines n’ont pas encore été découvertes. Il est donc excessivement difficile d’étudier la dynamique de ces niches écologiques pour étudier l’impact global de cette contamination. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que la dynamique des océans joue un rôle déterminant pour l’ensemble de la vie sur Terre.
De grosses modifications de ces écosystèmes pourraient avoir des conséquences terribles pour toutes les autres espèces.
Pour les auteurs de l’étude, il devient donc urgent de contrôler cette pollution de façon beaucoup plus stricte. Non seulement pour sauver les tortues, mais aussi pour fermer la porte à une potentielle catastrophe écologique que nous aurions énormément de mal à voir venir avant qu’il ne soit trop tard.
« Puisque la plupart des métaux lourds viennent des activités humaines comme l’extraction de minerai et le traitement des déchets urbains, la meilleure façon d’avancer, c’est de mettre en place des stratégies sur le long terme, basées sur la science, pour réduire la quantité de contaminants qui finissent dans nos océans », conclut van de Merwe.
Université de Griffith