Niger : pourquoi l’abrogation de la loi anti-passeurs de migrants inquiète l’Union européenne

Au Niger, la junte militaire au pouvoir a abrogé une loi qui criminalisait le trafic de migrants depuis 2015. L’Union européenne a immédiatement dit regretter cette décision, qui devrait augmenter les flux migratoires vers l’Europe. À Agadez en revanche, on se réjouit, car c’est toute l’économie locale qui pourrait en bénéficier.

Depuis le 26 novembre, les passeurs de migrants ne sont plus considérés comme des criminels au Niger. À Agadez, grande ville du nord du Niger, cette décision a été accueillie avec joie par les habitants. « C’est une loi qui contrevenait à la libre circulation des personnes et des biens, donc ça a été très bien accueilli, confirme, ravi, Sidi Mamadou, 42 ans, ancien passeur et militant pour l’immigration légale.

On va se remettre au travail, si on voit des migrants, on les transportera. »

L’annonce a été faite lundi 27 novembre à la télévision par la junte militaire, qui a pris le pouvoir fin juillet après avoir renversé le président Mohamed Bazoum : « Le président du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie [CNSP, le régime militaire, ndlr], le général Abdourahamane Tiani, a signé [samedi 25 novembre, ndlr] une ordonnance portant abrogation » d’une loi du 26 mai 2015 « relative au trafic illicite de migrants », a indiqué le secrétariat général du gouvernement.

La déclaration est tombée comme un couperet pour la commissaire européenne aux Affaires intérieures Ylva Johansson.

Comble de la situation, la responsable suédoise présidait le lendemain à Bruxelles une conférence internationale contre le trafic de migrants en présence de ministres de l’Intérieur européens et africains : « Je suis très préoccupée par la situation actuelle, et il y a un risque énorme que cela provoque de nouveaux décès dans le désert.

Mais je pense aussi qu’il y aura probablement plus de gens qui vont venir en Libye et essayer de traverser la Méditerranée pour se rendre dans l’Union européenne », a-t-elle déclaré dans un discours.

« Pour nous, l’immigration est une économie »
Point de passage entre le Sahel et le Sahara, Agadez a longtemps été une ville de transit pour les migrants d’Afrique de l’Ouest et centrale. Depuis l’effondrement de l’activité touristique à cause des groupes terroristes, une économie de la migration légale s’y était développée.

Avant 2015, on y trouvait aisément des chauffeurs de taxis, des restaurants, et logements spécialement destinés aux migrants. Quant aux convois d’exilés qui partaient chaque semaine d’Agadez pour la Libye ou l’Algérie, ils étaient escortés par des véhicules militaires pour dissuader d’éventuelles attaques sur la route.

« Pour nous l’immigration n’était pas un trafic mais une économie, on gagnait énormément d’argent avec ça », raconte Sidi Mamadou.

« On prenait les numéros de châssis des véhicules, le nom des chauffeurs, le nombre de migrants et on établissait une feuille de route, même le maire prenait une taxe sur les convois », raconte le Nigérien, qui était membre d’un syndicat de transporteurs. En vertu des accords de la Cédéao, n’importe quel ressortissant de l’Union africaine peut voyager sur le continent tant qu’il dispose d’une pièce d’identité.

Entre février et juin 2016, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a ainsi dénombré plus de 300 000 personnes transitant par le Niger en direction de la Libye et l’Algérie, avec l’Europe pour objectif.

Des programmes de reconversion inefficaces
La situation a évolué après la crise migratoire de 2015 qui a poussé l’Union européenne (UE) à réagir. Dès novembre 2015, au lendemain du sommet sur la migration de La Valette, à Malte, le Niger devient l’un des principaux partenaires de l’UE pour lutter contre l’immigration clandestine.

En échange d’une loi interdisant le trafic de migrants, Bruxelles s’engage à financer la reconversion des quelque 7 000 « acteurs de l’économie migratoire » de la région. Les passeurs d’Agadez ont bien tenté de s’y opposer, en manifestant dans la rue avec leur syndicat, en vain.

Fin 2015, la loi 2015-36 entre en vigueur et des dizaines de passeurs sont emprisonnés ou condamnés à des amendes entre 3 millions et 30 millions de francs CFA (de 4 500 à 45 000 euros). « Un beau matin de 2015, on nous a dit que c’était illégal et criminel, et les jeunes ont commencé à être arrêtés avec leurs biens », raconte Mohamed Anacko, président du conseil régional d’Agadez.

De son côté, l’UE a bien financé des programmes de reconversion au Niger.

En 2017, on trouve par exemple trace d’un financement de 3,5 millions d’euros du fond fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (EUTF) qui vise à « atténuer les conséquences de la diminution des flux de migration irrégulière sur l’économie locale dans la région d’Agadez (…) en mettant l’accent sur la création d’emploi ».

Mais en réalité, ces politiques n’ont jamais eu l’effet escompté : « Chacun a pu choisir un domaine de reconversion, mais huit ans plus tard, le programme n’a bénéficié qu’à 300 personnes », regrette Mohamed Anacko. D’autant que l’UE a insisté pour qu’aucun passeur, ni transporteur, ne puisse bénéficier de ces aides à la reconversion au motif que leurs activités précédentes étaient « criminelles ».

« Il y aura sûrement des convois dès la semaine prochaine »
L’activité migratoire, de son côté, est devenue clandestine. Pour éviter les autorités, les passeurs ont commencé à emprunter des routes détournées, plus longues, plus isolées, et donc plus dangereuses. « La migration est devenue risquée, car elle n’était plus contrôlée et des gens ont commencé à mourir dans le désert, sans que personne ne le sache », rapporte l’élu nigérien.

Au cours du premier trimestre 2023, plusieurs centaines de personnes sont mortes ou portées disparues sur les routes migratoires irrégulières qui traversent le Niger, dans le désert, selon un rapport de l’Organisation internationale des migrations (OIM).

Avec l’abrogation de la loi nigérienne sur les passeurs, c’est toute l’économie migratoire d’Agadez qui pourrait être relancée. « Il y aura sûrement des premiers convois dès la semaine prochaine, prévoit Sidi Mamadou. Il faut s’attendre à un flux massif de migrants vers l’Europe dans les prochains mois ».

Pour l’Union européenne, cette annonce apparaît comme un nouveau revers concernant sa politique d’externalisation de ses frontières, après la décision de la Tunisie de refuser, en octobre, des fonds destinés à lutter contre l’immigration clandestine.

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