La crise diplomatique actuelle entre Rabat et Madrid met en lumière l’existence d’un différend territorial concernant les deux enclaves de Ceuta et Melilla. Pour le régler, la péninsule ibérique doit renoncer à ces vestiges du colonialisme espagnol au Maroc.
En 1987, dans une lettre destinée à son homologue espagnol, le roi Juan Carlos, le roi Hassan
II du Maroc proposait la création d’un groupe de réflexion sur l’avenir des enclaves de Ceuta et Melilla. Objectif affiché : trouver une solution qui préserve les « droits inaliénables » de son pays et les « intérêts vitaux » de l’Espagne.
Bien que cette requête resta sans suite, Ceuta et Melilla demeurèrent un élément central du discours marocain à l’adresse de l’Espagne pendant tout le règne du monarque, et durant les cinq premières années du règne de son successeur, Mohammed VI. Au cours de ces seize dernières années cependant, les revendications du Maroc sur ces deux enclaves ont été mises en veilleuse, à la faveur, notamment, de l’amélioration des liens bilatéraux entre les deux royaumes et, en raison de la priorité accordée au règlement du conflit du Sahara occidental – dont la valeur stratégique apparaît plus importante que celle de Ceuta et Melilla.
Économie de la contrebande
C’est un secret de polichinelle que, depuis l’indépendance du Maroc, les deux enclaves, qui n’ont ni industrie ni activité agricole en raison de l’exiguïté de leur superficie, ont prospéré grâce à l’économie de la contrebande, laquelle fournit d’ailleurs l’essentiel des emplois. Cela représente pour Rabat, sur les sept dernières décennies, un manque à gagner de plus d’un milliard de dollars annuels en balance commerciale et 500 millions de dollars en recettes douanières.
Toute tentative de créer un écosystème économique dans le nord du pays se trouve ainsi vouée à l’échec. Les constructions du port de Tanger Med, d’une zone industrielle à Fnideq (à la frontière avec Ceuta) et du port de Beni Ensar (à la frontière avec Melilla) font partie d’un plan à long terme visant à mettre fin à l’hémorragie que causent les deux enclaves à l’économie marocaine, et à créer une économie alternative et compétitive qui pourrait offrir des opportunités d’emploi durables à la population de la région.
Parallèlement à ces projets phares, le Maroc a fermé ses frontières avec Ceuta et Melilla, imposant une interdiction totale de la contrebande quotidienne de marchandises.
L’arrivée soudaine d’une masse d’au moins 8 000 migrants irréguliers à Ceuta le 17 mai dernier a mis au grand jour le statut incertain, spécial et anachronique des deux enclaves espagnoles.
Mais, plutôt que de prendre le taureau par les cornes et de reconnaître que leur situation économique est intenable et pourrait s’aggraver dans les années à venir, l’Espagne a choisi de regarder ailleurs, en adoptant une rhétorique à la fois combative et dédaigneuse, pour défendre sa souveraineté sur les deux enclaves.
Suivant le récit dominant en Espagne, elles ont toujours appartenu à la couronne espagnole, au même titre que Madrid et Grenade ou toute autre ville péninsulaire. Une thèse que les leaders d’opinion du pays soutiennent quasi-unanimement, rejetant les revendications territoriales marocaines, qui n’auraient aucun fondement historique ou juridique.
Pourtant, une lecture plus nuancée et dépassionnée de l’histoire donne une image différente de celle que l’élite politique et médiatique espagnole voudrait véhiculer à travers le monde.
Appartenance espagnole jamais proclamée
D’un point de vue politique et administratif, ces deux enclaves n’ont pas toujours été considérées comme des villes espagnoles à part entière, leur statut variant entre fortifications militaires et prisons à ciel ouvert (Presidios). Et contrairement aux affirmations de certains universitaires et journalistes espagnols suivant lesquelles Ceuta appartiendrait à l’Espagne depuis 1580, elle n’est devenue officiellement une possession espagnole qu’après la signature du traité de Lisbonne, en février 1686.
Près de vingt-cinq ans plus tard, les habitants de Ceuta enverront une lettre au roi d’Espagne demandant que leur ville soit traitée comme n’importe quelle autre ville de la péninsule. Dans leurs documents officiels, les rois espagnols n’ont jamais proclamé l’appartenance de Ceuta ou de Melilla à la couronne espagnole. Les habitants des deux villes n’avaient d’ailleurs pas de représentation dans les Cortes espagnoles. Ils dépendaient de Séville.
Contrairement aux autres villes, elles ne disposaient ni de municipalités locales ni de tribunaux civils. Les articles 159 et 160 de la loi de justice militaire du 27 septembre 1890 prévoyaient que les tribunaux militaires soient chargés de faire appliquer la loi pour les crimes ou délits perpétrés à Ceuta et Melilla. Les habitants des deux enclaves ne pouvaient pas non plus s’engager dans leur « Campañas militares castellanas » (régiment militaire local) et n’étaient considérés comme espagnols que lorsqu’ils s’installaient dans la péninsule.
Monnaie d’échange
Pendant plus de deux siècles, l’Espagne a envisagé, soit d’utiliser les deux enclaves comme monnaie d’échange contre Gibraltar, soit de les abandonner – ce fut le cas sous le règne du roi Philippe V, après le siège de vingt-six ans auquel le sultan Moulay Ismaïl ben Chérif les avait soumises entre 1700 et 1726.
En 1801, le consul général d’Espagne au Maroc, Manuel González Salmón, proposa un accord de principe au sultan marocain pour abandonner l’enclave espagnole en échange d’un million de boisseaux gratuits.
En 1811, répondant à une question du Conseil de régence sur le statut de Ceuta et Melilla, les Cortès de Cadix avaient déclaré qu’elles n’étaient pas des territoires espagnols, et avaient recommandé leur restitution au Maroc, présentant même, pendant le « Trienio Liberal », un projet visant à abandonner toutes les « Plazas Menores » (petites enclaves) en échange d’une extension de la superficie de Ceuta.
Mais ces tentatives sont tombées à l’eau, la Grande-Bretagne ayant proposé à la couronne espagnole d’en faire plutôt des possessions britanniques.
Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et du premier quart du XXe siècle aussi, les autorités espagnoles ont envisagé d’échanger Ceuta contre Gibraltar. Cet objectif a été poursuivi par les gouvernements de Leopoldo O’Donnell, Juan Prim, Segismundo Moret et Primo de Rivera. Jusqu’en 1907, les deux enclaves étaient considérées comme des « Presidios ».
À la suite d’une demande des « Africanistas » (groupe de pression pro-colonial), elles ont été appelées « Plazas Fuertes » (places fortes), puis en 1913, « Plazas de Soberanía » (territoires de souveraineté).
Pendant le protectorat espagnol sur le nord et le sud du Maroc, les deux enclaves dépendaient administrativement de la Haute Direction espagnole au Maroc.
Les citoyens espagnols avaient ainsi besoin d’un passeport pour y accéder. Ce n’est qu’en 1955 que Ceuta et Melilla ont été désignées « Plaza de Plena soberanía » (territoires de pleine souveraineté). Même après la loi de 1955 qui a consacré leur appartenance à l’Espagne, elles sont restées sous le commandement de l’armée jusqu’en 1983.
Plus important encore, même en termes de taille, les deux enclaves n’ont pas toujours appartenu à l’Espagne, car leur superficie réelle a été imposée au Maroc, en vertu de traités injustes signés sous la contrainte, à une époque où celui-ci était convoité par les puissances européennes, qui ont eu recours à toutes sortes d’intrigues pour provoquer l’effondrement du pays et s’y installer en puissances occupantes ou en colonisatrices.
Les superficies de Ceuta et Melilla ont été étendues à la suite des accords signés entre le Maroc et l’Espagne le 24 août 1859 et le 26 avril 1860.
Alors que l’accord de 1859 a été signé après l’éclatement d’escarmouches entre les Marocains vivant à la frontière avec Melilla et des militaires d’une fortification espagnole, l’accord de 1861 a été signé après la guerre de Tétouan (1959-1860), au cours de laquelle les forces marocaines ont été écrasées par les militaires espagnols.
Cette guerre a entraîné l’occupation de la ville de Tétouan. Dans les deux accords, le sultan marocain a accédé à la demande de l’Espagne de créer une zone d’observation et une zone neutre entre les deux enclaves et leur arrière-pays marocain.
Abus de faiblesse
Les autorités espagnoles ont toutefois profité de la faiblesse du Maroc pour étendre les limites de Ceuta et Melilla. En conséquence, le territoire de Melilla a été étendu de 90 % et celui de Ceuta de 50 %. Des auteurs espagnols tels que Máximo Cajal López et Alfonso de la Serna ont rejeté la validité juridique de ces accords et dénoncé leur iniquité.
Ce qui rend les revendications espagnoles de souveraineté sur Ceuta et Melilla encore plus incongrues et incohérentes, c’est que l’Espagne a systématiquement – mais de manière peu convaincante – rejeté la thèse qui veut que le traité qu’elle utilise afin d’affirmer sa souveraineté était invalide parce qu’inique. Pire, elle a parallèlement utilisé le même argument pour remettre en question la validité du traité d’Utrecht par lequel l’Espagne a cédé la souveraineté sur Gibraltar à la Grande-Bretagne.
L’actuelle crise diplomatique entre les deux pays montre, une fois de plus, qu’en dépit des avancées réalisées durant ces quatre dernières décennies, on ne pourra parler de relations fraternelles d’égal à égal qu’à la condition que les vestiges du colonialisme espagnol au Maroc auront disparu.
L’Espagne ne peut continuer de se prévaloir du droit à retrouver sa souveraineté sur Gibraltar, alors qu’elle oppose une fin de non-recevoir aux revendications marocaines. Pas plus qu’elle ne pourrait prétendre que le Maroc est son partenaire « privilégié » tant qu’elle n’aura pas accepté que le statut de Ceuta et Melilla est insoutenable d’un point de vue économique et stratégique.
Le gouvernement espagnol devra, à un moment donné, s’asseoir à la table des négociations avec le Maroc pour discuter d’une solution permettant de préserver les intérêts stratégiques des deux parties et sauvegarder leur partenariat privilégié.
Source: jeuneafrique