« Sortir ou réduire » ? À la COP28, un combat des mots pour briser le tabou des énergies fossiles

Pour la première fois, l’accord final rédigé à l’issue d’une conférence sur le climat pourrait mentionner les énergies fossiles et leur rôle central dans le dérèglement climatique. Un « pas majeur », saluent experts du climat et ONG de défense de l’environnement. Mais cette avancée se heurte aux réticences de certains États et à des débats sémantiques.

C’est toujours l’éléphant dans la pièce des négociations climatiques. Les énergies fossiles, responsables de 80 % des émissions de gaz à effet de serre, sont les grands coupables du dérèglement climatique. À chaque COP, elles sont donc dans la tête de tous, sans jamais, pourtant, se retrouver au cœur des discussions.

Mais ce tabou semble en passe d’être levé.

Les énergies fossiles sont au centre de la COP28, qui se déroule depuis le 30 novembre et jusqu’au 12 décembre à Dubaï, aux Émirats arabes unis, et inscrites à l’ordre du jour. Mercredi 6 décembre, au dernier jour de la première semaine de discussions, les négociateurs s’activaient en effet à dessiner l’ébauche d’un futur accord qui mentionnerait le charbon, le gaz et le pétrole malgré les nombreuses divergences entre les États.

« C’est le moment »
« L’état même des débats est déjà une avancée par rapport à tout ce qu’on a connu avant », salue Katrine Petersen, spécialiste des énergies fossiles pour le groupe de réflexion sur le climat E3G. « Il a fallu attendre 2021 pour voir arriver pour la première fois le mot « fossile » dans une décision adoptée à la COP, et cela ne concernait que le charbon. Le mot n’est mentionné ni dans le protocole de Kyoto de 1997, ni dans l’accord de Paris de 2015 alors que ce sont les deux plus grands accords sur le climat », rappelle-t-elle.

Pourtant, en organisant une COP aux Émirats arabes unis – une pétromonarchie qui se classe au septième rang des producteurs de pétrole – et en attribuant sa présidence à Sultan al-Jaber, le président de la compagnie pétrolière nationale Adnoc, mettre la question des énergies fossiles sur la table ne semblait pas gagné.

« Paradoxalement, cela a certainement permis de donner l’impulsion qu’il manquait aux négociateurs », estime la spécialiste.

Dès l’ouverture de la grand-messe pour le climat, les quelque 150 États présents ont multiplié les promesses, engagements, initiatives et alliances pour montrer leur bonne volonté. Des dynamiques habituelles dans les COP, « mais, cette fois-ci, une grand part des annonces tournait directement ou indirectement autour de la réduction des énergies fossiles – développement des énergies renouvelables, réduire les émissions liées aux technologies de refroidissement… – « , note-t-elle.

« Cela montre que certains États sont désormais conscients de l’urgence de sortir des énergies fossiles et poussent ouvertement pour une politique ambitieuse », poursuit-elle. « Et ils sont bien conscients que cette COP – que certains craignent de voir être « une COP des énergies fossiles » – est particulièrement scrutée. Il faut parvenir à un texte ambitieux, il en va de la crédibilité du sommet ».

D’autant plus que cette crédibilité a déjà été mise à mal, dimanche 3 décembre, lorsque le Guardian exhumait des propos de Sultan al-Jaber : ‘ »aucune étude scientifique, aucun scénario, ne dit que la sortie des énergies fossiles nous permettra d’atteindre 1,5 °C », avait-il déclaré dans une vidéo. Puis mardi, lorsqu’une coalition d’ONG a dévoilé que près de 2 500 lobbyistes des énergies fossiles étaient présents à la COP.

« Sortir progressivement » ou « réduire progressivement » ?
Mais au-delà des bonnes volontés, avant même de parvenir à un accord sur les énergies fossiles, les négociations sur le sujet « de loin le plus litigieux » selon Katrine Andersen, s’annoncent intenses, ardues et mouvementées. Avec, au centre du débat, les mots employés.

Des brouillons publics, devant servir de base de discussion dans les négociations, proposent ainsi bel et bien d’inscrire les énergies fossiles dans le texte mais proposent deux formulations : en « sortir progressivement » ou les « réduire progressivement » – « phasing out ou phasing down », en anglais -. « Et tout le débat va être dans cette nuance », anticipe Katrine Andersen.

La première formulation, plus ambitieuse, a immédiatement déclenché une levée de boucliers de certains pays.

« Sortir des énergies fossiles trop vite engendre une charge trop lourde pour la société », a ainsi lancé en tribune le président polonais, Andrzej Duda tandis que la Chine, l’Inde, par exemple, ont demandé purement et simplement de supprimer tout le paragraphe sur l’énergie.

« Il faut appeler clairement à une sortie des énergies fossiles », insistent de leur côté certains États, notamment ceux du Pacifique, parmi les plus vulnérables au réchauffement climatique.

« Nous n’avons jamais été aussi proches d’un accord ambitieux mais on ne peut pas se contenter d’appeler à les réduire sans préciser l’ampleur que cela doit prendre », insiste ainsi Arnaud Gilles, chargé de plaidoyer à WWF France.

« Il n’y a aucune alternative à la sortie des énergies fossiles », abonde le géographe Wolfgang Cramer, directeur de recherches au CNRS à l’Institut méditerranéen de biodiversité d’écologie marine et continentale. « Ce débat sur les mots a une importance symbolique mais derrière, il s’agit d’afficher la nécessité d’arrêter très vite. Car la science est claire : nous avons huit ans pour arrêter d’utiliser le charbon, le gaz et le pétrole », dit ce membre des experts de l’ONU sur le climat (Giec).

Captage ou compensation ?
En parallèle, un autre débat autour des énergies fossiles pourrait compliquer les négociations : la place laissée, dans l’accord final, aux techniques de géo-ingénierie, notamment les techniques de capture, de stockage et de revalorisation du CO2.

Certains pays – Émirats arabes unis en tête – proposent de faire mention, dans le texte final, de « dispositifs d’atténuation ».

Le marché, majoritairement tenu par les grands pétroliers, est en effet en pleine expansion : en 2022, le cabinet d’études norvégien Rystad Energy estimait que la filière, portée par les investissements en cours en Europe et en Amérique du Nord, pourrait développer la capacité de séquestrer 150 millions de tonnes de CO2 par an, contre 40 millions actuellement, d’ici 2025.

Si cela reste une goutte d’eau en comparaison aux 38 milliards de tonnes de CO2 émises par les activités humaines en 2019, plusieurs États réclament de les prendre en compte et donc de différencier les émissions de CO2 dites « abated » et « unabated », c’est-à-dire, adossées ou non à ces dispositifs de captage de CO2.

« C’est la porte ouverte à des dérives », déplore Katrine Petersen, d’E3G.

« Car il n’existe pas de définition claire de ce terme. » Seul le Giec en fait mention dans son dernier rapport, dans une note de bas-de-page : « Les énergies fossiles « unabated » désignent celles produites et utilisées sans intervention permettant de réduire sensiblement la quantité de gaz à effet de serre émise pendant leur utilisation – en captant par exemple 90 % ou plus des émissions des centrales électriques ou 50 à 80 % des émissions de méthane lors de la production et du transport des hydrocarbures », peut-on lire.

« Cela peut donc permettre de continuer à justifier une utilisation des énergies fossiles », déplore Katrine Petersen. « C’est l’un des arguments systématiques des compagnies pétrolières et du greenwashing ».

« Certains veulent faire croire à de magnifiques technologies mais ces dernières, toujours trop coûteuses et peu matures, ne pourront jamais être déployées à une échelle suffisante », insiste Wolfgang Cramer. « Ces technologies nous serviront mais elles ne changent pas le constat que l’arrêt de l’utilisation des énergies fossiles est primordial. »

L’importance du calendrier
« Le cas échéant, la COP peut être l’occasion de définir précisément les termes pour éviter que les pays puissent se cacher derrière une définition floue », poursuit Katrine Petersen. « Il est donc crucial de fixer le seuil à partir duquel une émission est considérée comme « atténuée » et d’encadrer très strictement les contrôles de ces technologies. »

Mercredi, alors que les participants à la COP28 faisaient le bilan formel de la première semaine de travaux, une troisième option émergeait : inscrire l’objectif d’une « sortie ordonnée et juste des énergies fossiles ». Dans le grand art de la diplomatie climatique, l’apparition de cette nouvelle formulation pourrait préfigurer un consensus fixant un objectif universel, en donnant plus de marge à certains pays, selon leur degré de développement ou leur dépendance aux hydrocarbures.

Une proposition qui ne satisferait pas Katrine Petersen.

« À la fin, ce qui est important c’est de parvenir à un calendrier de sortie de toutes les énergies fossiles », termine-t-elle. « Les prochains jours seront une recherche de compromis mais aucun ne doit céder sur cette ambition. »

france24

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