Viols, tortures, détournement de médicaments… : un nouveau rapport de MSF épingle les gardiens des prisons libyennes

« Les hommes viennent pendant la nuit pour abuser sexuellement des femmes.

Certaines d’entre elles acceptent d’avoir des relations sexuelles, en espérant que cela facilitera leur libération. Moi, les gardiens ne sont pas venus me voir la nuit pendant que j’étais enfermée là-bas, parce que j’étais vraiment malade […] Quand je suis arrivée, j’ai appris que deux femmes étaient mortes […] L’une d’elle s’était ouvert les veines. »

Ce témoignage anonyme a été recueilli par les équipes de Médecins sans frontières (MSF) dans le centre d’Abu Salim, à Tripoli. Il fait partie d’une longue liste de récits – souvent insoutenables – obtenus par l’ONG après plusieurs années de mission dans le pays.

L’ONG a eu accès pendant plus d’un an au centre d’Abu Salim et à celui d’Ain Zara, lui aussi situé dans la région de Tripoli.

Les sévices qui y sont exercés sont d’autant plus insupportables pour les ONG que les deux structures sont officielles, gérées par le Département de lutte contre la migration illégale (DCIM), formellement rattaché au ministère de l’Intérieur libyen.

MSF ne travaille plus à Ain Zara et Abu Salim

Après avoir travaillé plus d’un an, de novembre 2021 à août 2023 à Ain Zara, le principal centre de détention de Tripoli, l’ONG a jeté l’éponge. Elle estimait ne plus être en mesure de « prodiguer convenablement des soins » aux migrants. MSF avait aussi suspendu temporairement sa mission en juin 2021 dans les centres d’Abu Salim avant d’y retourner d’octobre 2022 à août 2023.

C’est dans ce contexte, que le 6 décembre 2023, MSF a sorti un rapport au vitriol concernant Abu Salim et Ain Zara : « Vous mourrez ici ». Viols, tortures, passages à tabac, asservissement, détournements de médicaments et de soins… L’ONG liste sur 12 pages, les sévices subis par les migrants, hommes, femmes et enfants, de ces deux structures.

« C’est là que les équipes de MSF ont rassemblé la plupart des preuves [des exactions] au cours de leurs activités médicales en 2023 et c’est là qu’elles ont constaté que les violations des droits de l’Homme ont été les plus préoccupantes », peut-on lire en introduction du rapport.

Un centre de détention pour migrants, en Libye. Crédit : Capture d'écran/InfoMigrants
Un centre de détention pour migrants, en Libye. Crédit : Capture d’écran/InfoMigrants

Dans son texte, l’ONG compile les témoignages reçus et les sévices « directement imputables ou aggravés par les conditions matérielles et les traitements subis par les personnes détenues ».

L’ONG s’indigne surtout :

1/ Des morts en détention

Les équipes de MSF ont entendu parler d’au moins cinq cas de décès dans le centre de détention d’Ain Zara, dus à des violences ou au manque d’accès à des soins médicaux vitaux. « En mars 2023, un homme a été retrouvé inconscient souffrant d’un grave traumatisme crânien. MSF a été informée que l’homme avait tenté de s’enfuir et était tombé du toit. Il est décédé plus tard des suites de ses blessures.

Lors d’un autre incident survenu en avril 2023, un Soudanais aurait été abattu alors qu’il tentait de s’échapper », écrivent les rapporteurs.

Un autre témoignage fait état de la mort, en avril 2023, d’un jeune Nigérien, qui aurait été vu par l’équipe médicale de l’Organisation internationale des migrations (OIM) deux jours avant son décès. Le jour de sa mort, des personnes détenues avaient appelé pour obtenir une assistance médicale, en vain. 

« Il avait l’air extrêmement malade et ne pouvait plus bouger. Des migrants ont frappé à la porte pour demander de l’aide. Les gardes n’ont pas répondu. L’homme est décédé dans la cellule. Ensuite, ils ont demandé le corps. Lorsque les détenus ont tous refusé de porter le corps à l’extérieur de la cellule, des gardiens sont entrés. Ils ont emmené le corps dehors avec deux autres détenus qui connaissaient la victime ».

2/ Des viols et agressions sexuelles

Les traumatismes des femmes dans les deux centres fréquentés par MSF sont nombreux. Plusieurs d’entre elles se sont enfoncées dans la dépression, voire pire.

« Dès que les gardes voient des femmes avec des formes, ils nous prennent », a raconté l’une d’elle enfermée à Abu Salim citée dans le rapport.

« Une nuit, [une femme en uniforme] nous a emmenées dans une autre pièce de la prison, où il y avait des hommes en civil, peut-être s’agissait-il de gardiens ou de policiers. Quand ce fut mon tour, cette femme m’a dit que si je couchais avec un homme de la pièce, je pourrais m’en sortir. J’ai commencé à crier. Elle m’a sortie de la pièce et m’a frappée. J’ai été ramenée à la grande salle avec les autres femmes.

Là elle m’a dit : ‘Tu vas mourir ici.’

À Abu Salim, le personnel de MSF a dispensé 306 consultations concernant des femmes enceintes ou des mères qui venaient d’accoucher. La plupart de ces femmes présentaient des symptômes de dépression post-partum et de psychose post-partum.

3/ De la non protection des femmes et des enfants

Dans les deux prisons, les mineurs ne sont pas séparés des hommes. Aucun espace ne leur est dédié. « Suite à la fermeture du centre de détention de Shari Al-Zawiya fin juin 2023, les 93 mineurs non accompagnés, dont cinq filles, qui y étaient enfermés ont été transférés au centre de détention d’Abu Salim », lit-on dans le texte.

Dans celui d’Ain Zara, les équipes de MSF ont rencontré à plusieurs reprises des enfants non accompagnés âgés d’à peine 10 ans, détenus aux côtés d’adultes sans lien de parenté.

4/ De l’ingérence des autorités

MSF a elle-même été confrontée à de nombreux obstacles pendant sa mission en Libye : entrave à la distribution d’aide, notamment. Leur accès aux deux centres a été souvent limité. L’ONG évoque aussi la confiscation de leur matériel. Pis, elle dénonce l’ingérence des autorités : leurs équipes médicales ont été forcées de soigner les gardiens des deux centres plutôt que les femmes et les enfants détenus.

Les conditions de vie dans les prisons du pays – qu’elles soient officielles ou secrètes – sont régulièrement dénoncées par les ONG et les instances internationales. Les personnes enfermées y sont aussi victimes de travail forcé, de malnutrition.

Dans ce pays en proie au chaos depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, les groupes armés n’hésitent pas non plus à kidnapper des migrants en pleine rue, ou dans leur appartement, à filmer les tortures qu’ils leur infligent dans le but d’extorquer de l’argent à leurs proches.

Selon les chiffres de l’OIM, sur la base de données récoltées l’été dernier, plus de 700 000 migrants seraient présents sur le territoire libyen.

Malgré les preuves de plus en plus nombreuses des cas de maltraitance envers des migrants en Libye, l’Union européenne n’a pas cessé son aide financière au pays. Depuis 2017, l’Italie, avec le soutien de Bruxelles, forme les garde-côtes libyens et leur fournit des équipements, afin d’intercepter en Méditerranée un maximum de migrants désireux de rejoindre le Vieux continent.

Au total, en quatre ans, 32,6 millions d’euros ont été alloués à Tripoli, d’après l’ONG Oxfam.

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