La pensée européenne a été profondément influencée par l’apport arabo-musulman dans la transmission de textes philosophiques et scientifiques fondateurs, indique jeudi l’historien et directeur de l’Institut Tahrir pour la politique au Moyen-Orient, Koert Debeuf. Selon lui, c’est Ibn Roshd, alias Averroès, qui influencera à travers ses idées et ses thèses les pères fondateurs du mouvement intellectuel lancé en Europe au XVIIIe siècle.
C’est un fait historique pointé du doigt par Koert Debeuf, historien et directeur de l’Institut Tahrir pour la politique au Moyen-Orient, basé à Washington. Dans un article paru dans le quotidien belge Le Soir, il retrace l’histoire des idées et fondements du mouvement intellectuel lancé en Europe au XVIIIe siècle.
A travers son analyse, l’historien indique avant tout que l’enseignement de l’histoire de l’Europe est «myope et eurocentriste depuis beaucoup trop longtemps». Rappelant la version de l’histoire selon laquelle la Renaissance, l’Humanisme et les Lumières sont un «succès purement européen», l’historien apporte des éclaircissements sur une «version de l’histoire (…) simplement fausse».
Malgré le blocus de l’Eglise, les philosophes islamiques ont regagné l’Europe
«S’il est vrai que beaucoup de livres romains ont effectivement été retrouvés par les humanistes, cela ne vaut pas pour les textes grecs. Les écrits des auteurs et scientifiques grecs les plus importants sont arrivés en Europe grâce au fait qu’ils ont été traduits en arabe», écrit-il. Un mouvement de traduction initié par les califes abbassides de Bagdad au VIIIe siècle, qui s’était d’abord penché sur les œuvres d’astronomie – comme ceux de Ptolémée-, la géométrie d’Euclide et la médecine de Galen.
Les arabes se sont ensuite intéressés aux textes scientifiques indiens et perses, traduits eux-aussi en arabe, pour y ajouter une importante valeur ajoutée.
«Ils portèrent chacune de ces sciences à un niveau supérieur. Leurs calculs ont constitué les fondements des travaux de Copernic et de Newton», note l’historien belge.
«La philosophie était non moins importante à la cour de Bagdad. Platon et Aristote y étaient les plus populaires, leurs textes étaient étudiés et discutés en profondeur. Les philosophes islamiques étudiaient la même question que leurs collègues chrétiens quelques siècles plus tôt et quelques siècles plus tard : comment concilier la philosophie avec la théologie des textes sacrés ?»
Mais si dans l’Europe de Saint-Augustin «tous ceux qui essayaient de raisonner de manière critique furent empêchés de s’exprimer ou même excommuniés», la situation dans le monde arabe était tout à fait différente, rapporte l’historien. Ce dernier cite notamment «le dernier grand philosophe musulman» Ibn Rushd, alias Averroès (1126-1198) ou plutôt «le Commentateur» de par le fait qu’il commenta Aristote plus que n’importe qui.
Ibn Rushd, alias Averroès, source d’inspiration de plusieurs générations
Pour le directeur de l’Institut Tahrir, «c’est par la traduction de ses commentaires [par Ibn Rushd] qu’Aristote a été introduit en Europe», ce qui permettra à Averroès de déclencher un séisme intellectuel dans le Vieux continent. Il serait alors, notamment à travers sa thèse selon laquelle «il n’y a qu’une vérité mais qu’il y a deux manières pour trouver cette vérité : par la foi mais aussi par la philosophie», l’un des initiateurs de tout un mouvement de pensées qui verra le jour plus tard. Ses thèses «furent rapidement adoptées et apprises dans les premières universités européennes».
Dans son article, Koert Debeuf revient également sur les tentatives d’empêcher la propagation des idées d’Ibn Rushd ou encore celles visant à les contredire. Des tentatives vouées à l’échec puisque les pensées d’Ibn Rushd avaient continué d’inspirer plusieurs générations d’intellectuels et de philosophes.
L’historien cite, à cet égard, l’humaniste Jean Pic de La Mirandole, auteur du «Discours de la dignité de l’homme» (1486), que certains qualifient de «Manifeste de la Renaissance».
Il rapporte aussi qu’Ibn Rushd, alias Averroès, attendra «plus de 400 ans après sa mort pour rencontrer son plus grand succès, Baruch Spinoza». Un des pères des Lumières issu d’une famille juive portugaise.
«Sa famille avait pris la fuite d’Espagne et du Portugal et s’était installée à Amsterdam après la Reconquête», écrit l’historien belge.
Et ce dernier de conclure : «Les scientifiques et les philosophes islamiques exercèrent une influence significative sur la pensée européenne ; prétendre que la culture musulmane n’a rien produit constitue une contre-vérité historique.»
yabiladi