Alors que le monde subit toujours une période prolongée d’inflation, qui n’avait pas été anticipée, causée par les chocs, économiques ou non, des quatre années précédentes, le temps est venu de réévaluer, franchement, l’action des banques centrales et la politique monétaire.
Le temps est venu d’accepter que si nous avons parfois eu raison, nous avons aussi, d’autres fois, eu tort. Le temps est venu d’admettre les limites de nos données et de nos analyses et de reconnaître les faiblesses de nos modèles et de nos cadres de référence. Il est surtout temps d’apprendre l’humilité – et de revenir à nos objectifs essentiels.
Les banques centrales ne peuvent résoudre toutes les fragilités de nos économies.
Et l’on ne doit pas en attendre des solutions pour des problèmes que d’autres acteurs sauront mieux régler, qui relèvent d’objectifs collectifs et qui sont en dehors de leur compétence.
C’est plutôt sur trois objectifs que les banques centrales et leurs dirigeants doivent concentrer leur action : la stabilité des prix, la stabilité financière et la stabilité macro-économique. Parvenir à ces trois objectifs est en soi une tâche suffisamment ardue. Nous devrions modérer les attentes de l’opinion envers une action des banques centrales qui irait au-delà.
Que signifie, en pratique, avoir une approche humble de l’action de banquier central ?
Pour commencer, les banques centrales doivent se montrer plus réalistes sur leurs capacités à prévoir avec précision les développements macro-économiques. Leur histoire récente montre qu’elles n’y parviennent pas. Jetons un œil à la courbe ci-dessous, celle de la variation de l’indice des prix à la consommation des ménages (Price Consumption Expenditure – PCE) et des prévisions au cours du temps des économistes de la Réserve fédérale : l’inflation grimpait et la prévision d’un retour à une inflation de 2 % dans des délais plus ou moins brefs se maintenait. Les prévisionnistes n’ont donc cessé de se tromper.
D’autres banques centrales ont souffert des mêmes erreurs de prévision, puisque le retour de l’inflation à la cible des 2 % est intégré à la plupart des modèles prévisionnistes.
Dans les économies avancées, les banques centrales et leurs dirigeants n’ont pas su lire les premières indications de la poussée inflationniste à laquelle elles se heurtent actuellement, car elles croyaient à tort que la hausse des prix qui commençait de se faire sentir était transitoire. Il en est résulté un décalage des réponses monétaires, lequel a fait monter plus haut encore le pic de l’inflation, avec les souffrances économiques qui ont suivi, contraignant finalement à une hausse historiquement brutale des taux d’intérêt.
L’élaboration des politiques et leur mise en œuvre ont été d’autant plus confuses que les années d’inflation basse avaient conduit à l’adoption de cadres de politique monétaire nouveaux ou révisés. Ces modèles faisaient l’hypothèse qu’une réponse immédiate aux chocs exogènes (la pandémie), aux chocs d’offre (les conséquences de la pandémie sur les échanges) et aux chocs budgétaires (l’importance et la durée des mesures de soutien consécutives) n’était pas nécessaire pour atténuer les pressions inflationnistes et tempérer leurs conséquences.
Le sens des priorités
Le point essentiel, pour un retour à plus d’humilité dans l’exercice des fonctions de banquier central serait de revenir aux principes fondamentaux, ayant fait leurs preuves, de la macro-économie et de la politique monétaire. Les responsables politiques doivent se défier d’une confiance excessive dans tel ou tel modèle prévisionniste de l’inflation. Idéalement, les banques centrales devraient développer des cadres d’analyse pour parvenir à des résultats prospectifs raisonnables, quelle que soit la nature du choc frappant l’économie, et devraient faire part aux marchés et à l’opinion du degré d’incertitude de leur prévision.
Cela leur donnerait notamment la capacité d’adapter leur politique aux circonstances et leur éviterait les trop longues périodes d’immobilisme sur la base d’hypothèses discutables.
Plus fondamentalement, adopter une approche plus humble, cela signifie, pour les banques centrales, maintenir leur attention sur l’« ancre d’inflation », généralement fixée à 2 %. Toutes les grandes banques centrales – la Réserve fédérale, la Banque centrale européenne, la Banque du Japon, la Banque d’Angleterre et les autres – s’accordent sur la cible de 2 %. Ce n’est pas le moment de remettre en question ou de perdre de vue cet objectif. Plaider pour la souplesse doctrinale ou le relèvement des cibles d’inflation tandis que les prix montent et, avec eux, les inquiétudes concernant les attentes à long terme, c’est commettre une erreur.
Les banques centrales doivent continuer d’empêcher l’inflation d’échapper à tout contrôle et leur détermination en faveur d’une ancre d’inflation est indispensable pour y parvenir.
La réputation est un capital social. Une banque centrale peut temporairement laisser aller l’inflation au-dessus de sa cible si elle craint que les conséquences des hausses des taux ne soient trop sévères, mais sa réputation de compétence s’en ressentira. Et si l’opinion publique en vient à tenir la banque centrale en trop piètre estime, les attentes d’inflation peuvent s’éloigner dangereusement de la cible, déclenchant, éventuellement, une spirale des prix. L’effet serait terrible, et l’on doit absolument l’éviter.
Ne pas permettre la domination de la finance
Certains experts pensent désormais que le pire est derrière nous et que nous pouvons relâcher nos efforts. Nous ne sommes pas d’accord. Les niveaux d’endettement dans le monde sont élevés et tandis que les taux d’intérêt grimpent et que les versements augmentent, les questions de soutenabilité de la dette ne passent au premier plan. Des tensions entre la nécessité d’un resserrement des politiques monétaires et budgétaires et le désir des gouvernements de soulager la souffrance vont donc apparaître et se renforcer.
Les gouvernements pourraient se voir encouragés à faire politiquement pression sur les banques centrales afin de maintenir les taux d’intérêt à des niveaux peu élevés ou plus bas qu’il ne le faudrait.
À mesure que les coûts se préciseront pour la population et les gouvernants, la faute commencera probablement d’être rejetée par les uns sur les autres, et les responsables politiques tenteront d’éviter qu’on ne les tienne pour responsables de l’inflation. Il est absolument indispensable de contrôler l’inflation et cela ne saurait souffrir la moindre tergiversation, même face aux critiques les plus vives et aux attaques politiques. C’est la condition sine qua non pour que les banques centrales conservent le soutien de l’opinion et maintiennent leur crédibilité.
Étant donné les niveaux atteints par la dette privée et le rapport des capitaux empruntés aux capitaux propres, nous nous inquiétons de la résurgence d’une « domination de la finance ».
Dans une telle situation, les banques centrales pourraient répugner à resserrer la politique monétaire, en raison des inquiétudes concernant les risques qu’elles feraient ainsi peser sur la stabilité des marchés financiers, devenus peut-être trop dépendants de leur soutien. Les faillites bancaires aux États-Unis et en Europe dans la première moitié de 2023 ont montré cette dépendance, et le prolongement naturel de l’aide accordée par une banque centrale peut encore masquer des sources d’instabilité financière si les responsables politiques finissent par retirer leur soutien aux sociétés et aux secteurs qui en sont devenus esclaves.
Les banquiers centraux ont raison de s’inquiéter de tels risques, qui traduisent, pour partie, des initiatives qu’ils ont autrefois prises eux-mêmes.
À l’avenir et à mesure du resserrement des taux, les banquiers centraux devront, pour éviter de succomber à la domination de la finance, faire appel à leurs propres superviseurs afin de surmonter les répercussions négatives de leurs largesses passées.
L’indépendance est capitale
Pour atteindre leurs objectifs clés, les banques centrales doivent être indépendantes des interférences politiques. L’indépendance s’accompagne de la lourde charge de la responsabilité, et c’est l’une des raisons fondamentales pour lesquelles les banquiers centraux doivent accepter la mission délibérément limitée que leur confère une approche plus humble.
L’indépendance est également mieux servie quand les banques centrales communiquent clairement et efficacement sur les politiques qu’elles mettent en œuvre, et des progrès sont à faire dans ce domaine, aux États-Unis, en Europe et ailleurs. Il est juste que les banquiers centraux puissent être entendus par les législateurs et répondre aux questions soulevées par les élus. L’opinion et l’ensemble des participants au marché doivent comprendre pourquoi et quand les banquiers centraux décident d’agir.
Le vrai test pour les banques centrales survient quand le resserrement nécessaire de la politique monétaire produit des niveaux élevés d’endettement public et que les versements augmentent.
Lorsque les gouvernements sont confrontés à de difficiles décisions budgétaires, les risques pesant sur l’indépendance des banques centrales augmentent aussi. Nous savons à quoi ressemble le manque d’indépendance et ce qu’elle provoque. Il suffit de demander à n’importe quel résident argentin ou turc : l’inflation vertigineuse est devenue un fait douloureux de la vie de tous les jours. Les conséquences économiques sont réelles ; elles se traduisent par l’appauvrissement et sont socialement dévastatrices.
Ceux d’entre nous qui viennent de petites économies ouvertes (comme Israël) se souviennent des effets économiques corrosifs de l’inflation, tout autant que des effets spectaculairement positifs du retour à la stabilité des prix.
Il est indispensable de comprendre que lorsque l’inflation s’est installée, si l’indépendance et la crédibilité ne sont pas au rendez-vous, les attentes d’inflation de la population sont affectées négativement, et les conséquences peuvent être dramatiques. Ce n’est que grâce à leur indépendance opérationnelle que les banques centrales peuvent continuer de maintenir la stabilité des prix et de remplir leurs missions connexes, à savoir, en apprenant des erreurs passées, résister aux pressions inflationnistes en cours, et tracer un cap, sans perdre de vue les risques qui émergent et évoluent.
À cet égard, les banques centrales des marchés émergents ont une précieuse leçon à nous offrir.
L’amélioration des performances et de la résilience des marchés émergents est le résultat, pour une part, de l’expérience formatrice des crises de la dette et des graves crises macro-économiques dont ils ont souffert les années précédentes.
Tandis que les banquiers centraux des économies avancées différaient leur réponse à la récente poussée d’inflation, pensant que celle-ci n’était que transitoire (et augmentaient par conséquent le coût et les souffrances induites des politiques monétaires qui seraient finalement menées), les banques centrales des marchés émergents ont agi promptement, dès les premières manifestations de la poussée inflationniste ; elles ont remonté agressivement les taux et rapidement stoppé et inversé l’inflation.
À l’heure où les banquiers centraux des économies avancées tirent le bilan des mesures qu’ils ont dû prendre récemment pour répondre à la crise, ils doivent reconnaître que d’autres ont eu raison quand eux-mêmes avaient tort. L’humilité est à ce prix.
jecos