Ancien sélectionneur du Sénégal, Amara Traoré est aujourd’hui un observateur averti du football africain. À trois semaines du début de la CAN 2023, l’ancien international sénégalais a accordé un entretien exclusif à Afrik-Foot.com, au cours duquel il a listé les favoris du tournoi prévu du 13 janvier au 11 février 2024 en Côte d’Ivoire. Dans cette première partie, le technicien sénégalais est également revenu sur son douloureux échec lors de la CAN 2012.
Vous êtes ancien sélectionneur du Sénégal. À 3 semaines de la CAN, voyez-vous les Lions réaliser le doublé en Côte d’Ivoire ?
C’est une fête, un grand rendez-vous que nous attendons tous. J’ai eu la chance de faire la CAN comme joueur et comme entraîneur. On est champion d’Afrique et on rêve de la gagner deux ou trois fois de suite comme l’Égypte. Ça va être très difficile mais les signaux sont au vert. C’est la même équipe, le même sélectionneur. Depuis deux ans, cette équipe gagne quasiment tous ses matchs, y compris les matchs de prestige contre le Brésil ou le Cameroun.
Elle a certes perdu face à l’Algérie mais en réalisant un bon match. La poule du Sénégal est très difficile avec deux derbys contre la Gambie et la Guinée en plus d’un Clasico face au Cameroun. Tous les matchs seront des finales. Il n’y aura pas de répit.
À part le Sénégal, quels sont les favoris à la victoire finale ?
Je vois le Maroc après sa belle Coupe du monde. On verra si la dynamique est toujours là. L’Algérie m’a fait une forte impression à Dakar face au Sénégal. C’était un excellent choix de leur part de venir jouer au Sénégal pour se familiariser à l’environnement de la Côte d’Ivoire.
Ils ont transformé cette pression pour s’imposer. L’Algérie est un outsider redoutable. On a aussi des équipes comme le Nigeria et le Cameroun, qui cache son jeu. Ce sont les Allemands d’Afrique. On a aussi le pays hôte, la Côte d’Ivoire. Ils sont peut-être dans l’inconnu. Il y a aussi l’Égypte. Le Sénégal est naturellement favori en tant que tenant du titre.
Cette équipe du Sénégal de 2024 est-elle plus forte que celle championne d’Afrique ?
L’équipe championne d’Afrique était montée en puissance entre la phase de poules et les phases finales. Le Sénégal est resté sur cette même dynamique depuis la CAN au Cameroun avec cette campagne en Coupe du monde sans Sadio Mané, un élément déterminant de cette équipe.
Entre temps, ces garçons ont pris de la bouteille, de l’expérience, ils ont plus de vécu et d’affinités ensemble. J’ai regardé cette équipe depuis deux ans, et sur ces 6 derniers mois depuis le match face au Brésil, l’Algérie, le Cameroun, je suis très optimiste. Il y a une vraie plus-value depuis la CAN.
“Le footballeur guinéen est plus technique que le footballeur sénégalais”
Vous avez entraîné en Guinée. Le Syli est dans le groupe du Sénégal. Que pensez-vous du football guinéen ?
J’ai souvent dit que le football guinéen est très technique. Je le confirme aujourd’hui encore. Entre les joueurs guinéens et sénégalais il y a une grosse différence. C’est une évidence. Je les taquinais souvent en comparant leur technicité à la richesse de leur sous-sol (rires). Le football reflète la société d’un pays. Mais il y a d’autres aspects, organisationnel, tactique et physique. Et là, il y a un réel déficit par rapport au Sénégal.
Le football sénégalais est plus homogène avec une meilleure répartition alors que le football guinéen est concentré sur deux, trois clubs.
Il y a des avantages et des inconvénients à cela. Il y a plus de 400 clubs et plusieurs divisions au Sénégal. Il y en a beaucoup moins en Guinée. C’est difficile de les comparer mais en valeur intrinsèque, le footballeur guinéen est plus technique que le footballeur sénégalais. Mais dans la globalité, le joueur sénégalais est en avance sur le joueur guinéen.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué durant votre passage en Guinée ?
Leur humilité. Leur hospitalité. C’est un pays que j’ai beaucoup apprécié. Je rêve d’y retourner un jour parce que j’ai été bien accueilli. À 5h du matin, tu peux voir des petits garçons jouer dans la rue. Avec beaucoup de motivation et de détermination et surtout beaucoup d’humilité. Je fais partie des premiers entraîneurs étrangers qui sont partis là-bas pour entraîner un club. Je fais partie de ceux qui ont quelque part dynamité le football guinéen avec l’AS Kaloum.
À mon arrivée, le Horoya est resté 20 ans sans se qualifier en phase de groupes de la Ligue des champions de la CAF.
J’ai participé à la redynamisation du football guinéen. Dommage qu’en Afrique les gens font 5 pas en arrière après avoir fait deux pas en avant avec les problèmes qu’a connus la Fédération guinéenne.
C’est un pays de football où les gens sont passionnés de football. Je leur souhaite de s’inspirer du Sénégal avec le « Mankoo » (« s’unir » en wolof, ndlr) pour le football guinéen.
💬🎙🇬🇳 Amara TRAORÉ, Coach de l’As Kaloum:
<<Le football est un jeu mais il ne faut pas jouer avec.>>💛💚 #TeamAsk #Gbingbinso #Icicestkaloum 🏆 #Ligue1Salam pic.twitter.com/mZERbBXKPK
— As Kaloum Officiel (@KaloumOfficiel) November 24, 2020
“Dommage que je n’ai pas eu ce temps-là, contrairement à Aliou Cissé”
Vous êtes le premier entraîneur local depuis la CAN 1986 à avoir qualifié le Sénégal à une Coupe d’Afrique, en 2012 en Guinée Équatoriale et au Gabon. Pouvez-vous revenir sur cette campagne de qualifications ?
Après la CAN 86, il y a eu beaucoup d’entraîneurs étrangers qui se sont succédés sur le banc du Sénégal et qui ont réussi à nous qualifier à plusieurs CAN. Quand j’arrive c’était parce qu’on n’était pas qualifié en 2010. On s’était fait éliminer par la Gambie. J’ai entamé la reconstruction dans une poule de qualifications très difficile. Il y avait le Cameroun, la RDC et l’Île Maurice.
Ce n’est pas comme aujourd’hui.
À l’époque une seule équipe se qualifiait par groupe. Personne ne croyait que je pouvais qualifier le Sénégal. Surtout après le tirage. Le vice-président de la Linguère (son ancien club, ndlr) m’avait dit à l’époque : « t’as vu le tirage ? Je lui rétorque : et alors, on va se qualifier. » Il m’a pris pour un fou (rires). On s’est qualifié avec un parcours exemplaire. C’était la première fois que le Sénégal se qualifie à deux journées de la fin.
Quand on arrive à la CAN, tout le monde nous présente comme les favoris.
Je savais que c’était une équipe en reconstruction mais j’avais une belle équipe. On a perdu tous nos matchs. C’était la première fois que le Sénégal faisait une CAN avec trois défaites en trois matchs. C’était un véritable échec.
Mais c’était un échec qui ne devait pas remettre en cause les qualités de l’entraîneur que j’étais. J’avais fait un excellent boulot. Mais dans le football moderne, l’impatience prime. Le Sénégal a beaucoup appris. On a vu quand Aliou Cissé est arrivé, on lui a donné beaucoup de temps pour se qualifier.
Dommage que je n’ai pas eu ce temps-là.
Aujourd’hui je suis très fier de servir de leçon pour que le Sénégal donne à ses coachs locaux le temps de gagner. Comme le dit un proverbe wolof, « kou yaag si téén, baag fékk la fa » (« tout vient à point à qui sait attendre », ndlr).
Aujourd’hui, avec du recul, qu’est-ce qui n’a pas marché à cette CAN 2012 ?
Dans ce genre de compétition, c’est très compliqué à expliquer. On est arrivé à Bata (Guinée Équatoriale) et il y avait le match d’ouverture. Notre équipe a été bloquée dehors pendant plus de 30 minutes avec l’arrivée du président équato-guinéen. On a eu un mauvais échauffement sur un terrain à 5km du stade. On l’a payé cash avec deux buts encaissés au bout de 20 minutes de jeu.
On a réussi à réduire le score mais on perd 2-1.
Derrière, ça s’est enchaîné. Cela arrive dans les compétitions. On a vu l’Allemagne à la Coupe du monde 2022 ou encore l’Algérie à la dernière CAN. On a vu la France au Mondial 2002 avec ses trois meilleurs buteurs et qui n’a pas gagné un match. Ce sont des choses qui arrivent. Ce que je regrette c’est qu’on ne m’ait pas laissé continuer le projet que j’avais commencé.
“Après la CAN 2012, c’est dans la presse que j’ai appris mon limogeage”
Quand les dirigeants de Fédération vous ont convoqué pour vous licencier, que vous ont-ils dit ?
Il n’y a même pas eu de réunion. J’ai déposé mon rapport et c’est dans la presse que j’apprends que l’on a été limogé, c’est tout. J’ai écrit une lettre à la Fédération pour demander un arrangement à l’amiable. Ce que j’ai regretté c’est tout ce qui s’est passé derrière, c’était vraiment pas beau. Ce n’était pas la Fédération qui souhaitait cela mais plutôt au niveau du Ministère des sports de l’époque. Il y avait des choses pas très catholiques.
J’ai eu de très bons rapports avec les dirigeants de la Fédération.
Avec l’organisation du sport au Sénégal, le Ministère des sports a son mot à dire dans certaines décisions. Mais je savais que mon sort n’était pas la volonté de la Fédération. C’est pourquoi à l’époque j’avais porté plainte pour me faire respecter. On a pu trouver un accord avec la Fédération et tout est finalement rentré dans l’ordre.
Aujourd’hui votre jeune frère Aliou Cissé dirige cette sélection avec une 4ème CAN à l’horizon. Quel message lui passez-vous ?
Le message est de continuer ce qu’il sait faire avec son groupe. Il a fait 8 ans avec le même groupe, ce qui est rare. Les limites quand tu passes 8 ans avec le même groupe, c’est de tomber dans la routine, trouver les mots justes, le discours qui galvanise…
Le footballeur a besoin de nouveauté dans le discours, dans la gestion, les entraînements.
Les groupes sont vite motivés ou démotivés. Le seul ennemi d’Aliou, c’est la lassitude. Quand on tire comme ça avec un groupe, il faut faire attention. L’habitude est une seconde nature, ce n’est pas moi qui le dit.
En Afrique on fait de plus en plus confiance aux coachs locaux. Il y a eu vous, Aliou Cissé, Djamel Belmadi, Walid Regragui, Kaba Diawara… Comment appréciez-vous cette tendance sur le continent ?
C’est une fierté. C’est grâce aux précurseurs. C’est une tendance impossible à arrêter aujourd’hui. Les anciens joueurs ont pris conscience de ce qu’on appelle la reconversion. Avant, les anciens ne faisaient ni de formation académique ni institutionnelle d’entraîneur.
Aujourd’hui, le footballeur africain commence à s’investir dans l’administration des clubs. J’en suis un exemple, je suis président de la Linguère de Saint-Louis (club de D1 sénégalaise), j’ai fondé une académie de football. On voit Demba Ba, Cheikh Mbengue, Salif Diao.
Je vois la même chose en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Maroc…
À un moment donné, ce qui va se passer, c’est que ces footballeurs vont arriver dans les instances fédérales et plus tard à la CAF.
On voit cela avec Kalusha Bwalya, président de la Fédération zambienne, Samuel Eto’o au Cameroun ou Didier Drogba qui s’était présenté à présidence de la Fédération ivoirienne. Là où je ne suis pas d’accord avec mes collègues footballeurs, c’est de dire « tout aux footballeurs ».
Je dis non, on ne sait pas tout faire. On a besoin des autres dans certains domaines d’expertise. Je trouve que l’on ne respecte pas les autres lorsqu’on dit que tout doit revenir aux footballeurs. C’est ensemble qu’on parviendra à développer notre sport.
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