Au tribunal de Saint-Omer, le procureur de la République Mehdi Benbouzid est spécialisé sur les affaires d’aide à l’entrée ou au séjour d’étrangers en situation irrégulière. Sa juridiction est notamment responsable des départs en « small boats » depuis Oye-Plage vers l’Angleterre. En déplacement à Calais fin décembre, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a appelé durcir les peines contre les passeurs.
L’occasion de faire le bilan judiciaire de l’année pour ce tribunal, certes modeste, mais en première ligne face à l’immigration clandestine.
InfoMigrants : Votre tribunal est la plus petite juridiction de la Côte d’Opale concernée par les départs en « small boats ». Comment vous répartissez-vous les affaires ?
Mehdi Benbouzid : La zone de départs en bateaux part de la frontière belge, à Dunkerque, jusqu’à la baie de Somme. Cette zone est à cheval sur trois tribunaux : Dunkerque, Saint-Omer, et Boulogne-sur-Mer. Mon tribunal est responsable de Oye-Plage, une bande de 11 kilomètres de plage de sable, et ensuite un cordon dunaire qui constitue la réserve naturelle. L’intérêt de cet endroit-là, c’est qu’on peut y stocker les gens et le matériel [nautique] cachés dans le maquis.
Jusqu’au début de l’été 2022, j’avais 33 % des départs de toute la côte, et ça continue de rester important.
Depuis, on a fait un énorme travail de forces de sécurité et nous n’avons plus que 12 à 15 % des départs, ce qui reste beaucoup pour une bande de 11 kilomètres. Il est clair que le renforcement massif des forces de sécurité sur les dunes a déplacé le problème : cette semaine ils sont partis de ma plage, la semaine prochaine ils partiront de la dune de la Slack (à Wimereux).
IM : Quelque 29 000 migrants ont réussi la traversée de la Manche en 2023, contre 45 000 en 2022, soit une baisse d’environ un tiers. Comment l’expliquez-vous ?
M.B. : Il y a eu plus de mauvais temps en 2023, et surtout un renforcement massif de la présence policière et de la lutte contre les traversées. Il y a deux stratégies : une de démantèlement des réseaux de passeurs qui est d’ordre judiciaire, et une autre d’ordre public qui est d’empêcher les départs, et qui est gérée par le préfet.
C’est elle qui a été considérablement renforcée, grâce aux financements britanniques, et parce que c’est une priorité de politique générale et pénale.
De notre côté, nous avons démantelé un certain nombre de réseaux, les brigades mobiles de recherche de la police de l’air et aux frontières font un travail permanent. En même temps qu’on lutte contre les départs, on lutte contre les petits, les moyens et les gros passeurs. C’est cette combinaison qui paye en 2023.
IM : Qu’entendez-vous par là ?
M.B. : Ce distinguo m’appartient, bien sûr. Sur ma juridiction, j’ai plutôt de petits passeurs : des gens qui travaillent pour les réseaux, qui arrivent souvent de l’étranger, notamment d’Allemagne, avec des véhicules chargés de matériel nautique, de gilets de sauvetage, de moteurs, et qui rejoignent les personnes en charge des groupes de migrants à Calais ou Dunkerque. On les prépare sur la plage, puis le livreur arrive avec le matériel, on gonfle le canot et on part.
Dans mon tribunal, je retrouve surtout ceux qui amènent le matériel ou qui embarquent les gens sur la plage. Ce sont eux que j’appelle « les petits passeurs ».
On a découvert que, depuis la frontière, il y a aussi des guetteurs qui renseignent les donneurs d’ordre, souvent basés à l’étranger, sur la progression géographique des passeurs. C’est une organisation tellement structurée que lorsque le bateau ne part pas ou qu’il est intercepté, il arrive que le donneur d’ordre soit informé avant moi.
IM : Quel est le profil de ces petits passeurs ?
M.B. : La majorité sont des hommes entre 30 et 40 ans. Sur l’année 2023, ils viennent d’Allemagne dans 95% des cas, ils ont été recrutés dans le milieu socio-culturel irako-kurde, ils sont de cette nationalité là le plus souvent, mais j’ai aussi eu des Bulgares et des Russes. Ils sont recrutés pour faire un ou plusieurs voyages qui consistent à prendre un véhicule qu’on leur donne, aller dans un entrepôt, charger le véhicule et arriver ici pour livrer le matériel à 4h du matin au bord d’une plage.
Quand on les interpelle, ils nous disent souvent qu’ils pensaient livrer du matériel pour des pêcheurs, des sauveteurs en mer.
Ils ont souvent des moyens de défense assez comiques. Il y a donc de tout, des gens qui n’ont pas de boulot, et des gens qui ont un boulot mais qui souhaitent arrondir leur fin de mois. Ce n’est pas de la grosse délinquance, mais plutôt des gens tout à fait normaux.
IM : Le 22 décembre se tenait la comparution immédiate de deux hommes et une femme accusés d’avoir monté un réseau de passeurs vers le Royaume-Uni. Combien d’affaires de ce type sont jugées en moyenne chaque année dans votre tribunal ?
M.B. : J’ai eu treize dossiers de passeurs en 2023, dont un seul concernant un réseau, et une quinzaine en 2022. Je n’ai pas d’enquête criminelle au long cours, qui sont plutôt menées par les parquets de Dunkerque et Boulogne-sur-Mer. Dans ma zone, j’ai beaucoup de départs, mais peu d’interpellations, car il est toujours difficile d’appréhender le passeur.
On interpelle uniquement les migrants lorsqu’ils commettent des violences, mais en proportion des départs, il y a relativement peu de dossiers.
IM : Les prévenus sont-ils toujours conscients des conséquences de leurs actes ?
M.B. : Quand on demande aux petits passeurs s’ils ont conscience de ce à quoi ils participent, certains nous disent qu’ils ont le sentiment d’aider leurs concitoyens.
À partir du moment où l’on gagne de l’argent de manière illégale pour faire faire aux gens des choses qui sont extrêmement dangereuses, on peut difficilement utiliser le terme de « voyageurs ».
Les montants, les enjeux, le caractère illégal de ce qu’on fait, font qu’on a parfaitement conscience de commettre une infraction. Quand vous dites « Mon mari me force à vendre des stupéfiants », est-ce que vous êtes moins responsable de l’infraction pour autant ?
IM : Lors du volet français du procès sur le camion charnier retrouvé en Angleterre en 2019, il est apparu que les passeurs étaient eux-mêmes des migrants d’origine vietnamienne qui devaient recruter d’autres exilés pour solder une dette sur leur traversée. Est-ce un cercle vicieux que vous retrouvez régulièrement ?
M.B. : Tout à fait. Le hasard de l’actualité fait que nous avons eu un naufrage le week-end dernier, avec un mort et deux disparus en mer. Le bateau était parti de ma plage et a fait naufrage au large de Gravelines. La personne que j’ai fait interpeller est elle-même probablement un migrant organisateur. Dans l’association de malfaiteurs des passeurs, on recrute un migrant en lui proposant de passer gratuitement s’il arrive à organiser ou à faire venir d’autres gens, ou de gagner de l’argent.
Celui que nous avons interpellé, par exemple, en était à sa cinquième tentative et il est décrit par tous les passagers comme étant lui-même un migrant recruté par les passeurs qui lui ont dit de mettre la cagoule pour ne pas qu’on le reconnaisse. Il les a fait monter, il a barré le bateau, mais à l’origine c’est un simple migrant, il ne vient pas d’une organisation criminelle.
IM : Certaines associations locales rapportent que les forces de l’ordre n’hésitent plus à trouer les embarcations dans l’eau pour empêcher les départs…
M.B. : Ça n’a jamais été fait chez moi et ça passerait très mal. Ce n’est pas du tout la logique des forces de l’ordre sous l’autorité judiciaire ou de l’autorité du préfet maritime. Une fois les migrants dans l’eau, c’est le principe de l’action de l’État en mer qui reprend ses droits et le préfet a donné des consignes extrêmement claires aux forces de l’ordre sur le fait de ne jamais mettre en péril la vie des migrants.
C’est d’ailleurs pour cette raison que même quand on identifie les passeurs et qu’ils sont cachés au milieu d’un groupe de migrants en mer, on ne les interpelle pas directement pour ne pas mettre en danger les migrants.
IM : Quelle est la différence de profil entre les passagers des « small boats » et ceux qui traversent en camion vers le Royaume-Uni ?
M.B. : C’est le choix entre la peste et le choléra. Je ne suis pas certain qu’ils puissent choisir, les prix n’étant pas les mêmes, mais le risque météo d’un bateau surchargé de 80 personnes a l’air pire encore qu’un camion. Les passeurs invitent d’ailleurs les passagers à utiliser leurs enfants comme bouclier humain pour empêcher les gendarmes d’intervenir, ce qui explique que vous avez souvent des enfants mis à l’avant des bateaux.
On a vu des dossiers dans lesquels les passeurs disent aux migrants « pends ton enfant au-dessus de l’eau, ils ne vont pas oser approcher ».
Non seulement ces gens vivent un calvaire pour arriver en France, mais en plus ils sont mis expressément en danger par les passeurs qui sont sans morale là-dessus. C’est pour cette raison que les gens qui n’interviennent qu’à un petit niveau dans ces réseaux-là sont punis avec autant de sévérité.
Quand on déferre des participants à l’infraction d’aide à l’entrée ou au séjour irrégulier, les participants sont punis avec une immense sévérité parce qu’ils participent à ce drame.
Ce n’est pas une infraction pénale neutre, c’est une infraction contre des personnes avec des mises en danger réelles, qui constituent une circonstance aggravante. Mon tribunal a une jurisprudence d’une grande sévérité à l’encontre du moindre petit participant, y compris celui qui vient en voiture amener du matériel nautique.
IM : Justement, n’avez-vous pas le sentiment d’attraper uniquement les petites mains du trafic, et non les têtes de réseaux qui se cachent souvent hors de la France ?
M.B. : J’ai en effet le sentiment que les affaires que j’élucide sont limitées à un certain niveau puisque je suis le dernier maillon de la chaîne. Je n’ai pas de port sur mon secteur, par exemple. Pour autant, si l’on ne s’attaque pas à la base, on ne peut pas atteindre le sommet. On aura toujours dans cette lutte contre la criminalité le sentiment qu’il nous en manque, parce qu’effectivement c’est très compliqué de remonter tout en haut.
On ira très difficilement interpeller les fondateurs des réseaux au Kurdistan irakien, qui sont les grands bénéficiaires de ce trafic. D’ailleurs, je serais surpris qu’on ait des chefs de réseaux sur le territoire français.
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